• Démocratie et élections : l'exemple américain

    par Pierre MARSAL

     

    8 novembre 2020

     

     

    Les récentes élections présidentielles américaines nous interrogent. Le mode de scrutin compliqué, le fait qu’une minorité d’électeurs peut emporter la décision (exemple de l’élection de Trump il y a quatre ans), qu’une seule voix sur plusieurs dizaines et même de centaines de milliers permet de « rafler la mise » (cas des grands électeurs de chaque Etat),… tout cela provoque un certain malaise. On peut y voir une certaine forme d’injustice.

    Les Etats-Unis d’Amérique n’en demeurent pas moins une grande démocratie.

     

    La question qui se pose alors est de savoir si l’expression de la volonté populaire avec ses différentes modalités est un marqueur de la démocratie. En fait :

    - Le principe de la consultation populaire est bien antérieur à la naissance des démocraties modernes.

    - La règle de majorité est loin d’être naturelle et elle peut être biaisée.

    - Aucun système de vote n’est capable de mesurer les préférences des individus

     

    1. Le principe de la consultation populaire est bien antérieur à la naissance des démocraties modernes.

    Ainsi dans le haut Moyen-Age, le droit du « peuple » à participer à l’élaboration des lois (distinguées des capitulaires émanent du pouvoir central, c’est-à-dire de l’autorité royale) était reconnu. Lointain héritage des institutions romaines, le principe de la participation populaire aux élections et aux délibérations a longtemps perduré, même s’il a peu à peu rétréci son champ d’exercice, se réduisant surtout à la désignation des curés et des évêques. Les modes d’élection étaient très variables, le plus souvent par acclamations ou tout autre manifestation physique (assis-debout, capuchon levé-baissé…). De gré ou de force la décision était prise à l’unanimité, les opposants éventuels se laissant convaincre par crainte ou par souci de solidarité de groupe. Les rares oppositions se traduisaient par des exclusions volontaires ou forcées, par des exils ou des schismes.

    Ce n’est que plus tardivement, vers le XIIème siècle que le vote majoritaire, vieux principe romain, est intervenu, avec diverses modalités pour remédier à sa brutalité (majorité des 2/3, des ¾, des 4/5, des 5/6…). Le secret du vote se répandit peu à peu de diverses façons (utilisation de fèves, de boules, de jetons). Le tirage au sort, mode très prisé par les anciens Grecs, car il évitait les fraudes et était sous le contrôle des Dieux, était également répandu. Enfin les élections à plusieurs degrés étaient parfois pratiquées (jusqu’à neuf degrés à Venise au XIIIéme siècle !).

    Enfin tous les cas de figure que nous connaissons aujourd’hui (majorité absolue et relative, durée du mandat, absentéisme, vacation, interdictions de cumul, tours de scrutin, etc.) étaient également connus au Moyen-Age. C’est surtout dans les communautés religieuses que ces systèmes se sont perfectionnés et complexifiés.

     

    2. La règle de majorité est loin d’être naturelle et elle peut être biaisée.

    De quel droit 51 individus sont légitimés à imposer leur choix à 49 qui sont d’un avis contraire ? Dans beaucoup de cultures ce point de vue est incompréhensible. En particulier dans les sociétés traditionnelles ou dans celles qui n’ont pas adopté (pas ou mal) nos valeurs occidentales. Ou bien on s’en remet aux divinités tutélaires en procédant au tirage au sort (toujours en vigueur chez nous : tribunaux, sport), ou bien on essaie d’obtenir le consensus. Ce peut-être par la discussion publique prolongée : c’est le système de la palabre africaine. C’est aussi ce que Jürgen Habermas prône pour faciliter la prise de décision dans les débats publics, l’éthique de la discussion. L’inconvénient de ce système est qu’il ne se prête pas aux décisions rapides lorsqu’il y a urgence. Aussi dans certains pays utilise-t-on la coercition ou le « bourrage d’urnes » pour obtenir des résultats frôlant l’unanimité, des 95% ou plus. Beaucoup de pays se donnent une apparence de démocratie à l’occidentale en procédant ainsi.

     

    S’il fallait une preuve de la difficulté de trouver une majorité valide il suffit d’observer que dans le monde entier il n’existe pas moins de vingt systèmes électoraux différents pour élire les Chambres basses (chez nous la Chambre des Députés).

    La signification même du terme majorité n’est pas claire puisque le bon vieux dictionnaire Littré (1873) regrette qu’il soit employé à la place de pluralité en indiquant « Majorité dans le sens de pluralité est un anglicisme. Avant l’introduction de ce mot qui date du XVIIIe siècle, on disait pluralité, qui valait infiniment mieux ».

     

    Enfin, comme vient de le démontrer l’économiste Julia Cagé (2020), l’influence de l’argent privé a une influence très significative sur les résultats électoraux, les partis les plus conservateurs d’un point de vue économique reçoivent davantage de dons et, par conséquent, se soucient plus des revendications des plus nantis (plus de l’ISF que de l’APL).

     

    3. Aucun système de vote n’est capable de mesurer les préférences des individus.

    Quand bien même toutes les précautions seraient prises pour assurer l’équité des consultations électorales, Condorcet a mathématiquement prouvé en 1785 que les résultats d’un vote ne pouvaient pas traduire la hiérarchie des préférences des individus. Cela résulte de la non transitivité des préférences selon les individus (démonstration assez simple mais un peu longue à décrire).

     

    Au total il est clair que ce serait un contresens de voir dans le principe majoritaire le synonyme d’une démocratisation des sociétés modernes.

    Quel que soit le système qui permet l’expression des citoyens, ce qui importe c’est qu’il y ait consensus pour lui reconnaître sa légitimité et son utilité. Ce qui vient de se passer aux Etats-Unis d’Amérique, avec cet afflux massif de votants, souvent dans des conditions difficiles (longues files d’attente) est un marqueur très positif. Par contre on peut s’inquiéter de la désaffection française.

    Notre Peuple serait-il devenu soudainement incivique ? Il est permis d’en douter.

    Alors pourquoi ?

     

    Quelques références

    - Julia Cagé, Libres et égaux en voix, Fayard, 2020, 272 p.

    - Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Flammarion, 2013, 208 p.

    - Joseph Morcel, L’histoire (du Moyen-Age) est un sport de combat, 2007, LAMOP, Paris I, 197 p.

    - Léo Moulin, Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes, in Politix, Revue des sciences sociales du politique, N° 43, 1998, pp. 117-162.

     

     

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 15 Novembre 2020 à 17:12

    Ce qui m'étonne le plus dans cette élection américaine, au-delà de ce que tu en dis et que je partage, c'est le fait qu'il ne semble pas y avoir de déclaration officielle du résultat par le pouvoir en place. Ce sont les médias qui font le boulot et annoncent le vainqueur, et tout le monde l'admet. L'équivalent du Ministère de l'Intérieur ne dit rien, c'est ce que j'ai cru comprendre. C'est tout de même surprenant !

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