•  par Pierre Marsal

    29 novembre 2021

     

    Après le variant Delta du virus SARS-CoV-2, voici l’Omicron qui s’annonce. Bientôt l’alphabet grec n’y suffira plus et il faudra en trouver d’autres, arabe (Alif, Bā, Tā...), hébreu (Aleph, Beit, Gimel…) ou autre ! Les informations sur les symptômes qu'il provoque et leur évolution restent encore limitées. Mais il y a lieu d’être, sinon inquiets, du moins très prudents.

    Plus que jamais il faut respecter les gestes-barrières et suivre les consignes de vaccination.

    Cela n’empêche pas de se poser la question du bien-fondé de la politique de vaccination actuelle. Avec cette question provocante : n’est-il pas contreproductif de vacciner en pleine période d’épidémie alors qu’on est en présence d’un virus qui mute rapidement ?

    La protéine S de ce variant comporte 32 changements ce qui est un record (le Delta n’en avait qu’une dizaine). Autant de chances pour lui de vaincre les barrières que les actuels vaccins opposent à ses congénères. Si toutes ces mutations n'influencent pas le comportement du virus, en revanche, il en est certaines, déjà présentes chez des variants précédents, qui ont des effets connus sur l'échappement du système immunitaire et sur l'action des vaccins. Mais pour l’instant toutes ces mutations ne signifient pas que le variant Omicron provoque une forme plus sévère de la Covid-19.

    En fait, c’était attendu, car les virus ont des ADN (ou des ARN comme dans le cas des coronavirus) ultra-simplifiés qui ont peu de mécanismes de « contrôle de qualité » assurant la correction des « erreurs » de réplication. Bien que la grande majorité des mutations du génome de ces virus soient sans effet notable (« silencieuses »), leur multiplication et leur vitesse de réplication rendaient fort prévisible l’émergence de souches plus virulentes1.

    Dans un tweet de début août dernier, le biologiste Pierre Sonigo, regrettait l’insuffisance de notre enseignement sur les mécanismes évolutifs. Il expliquait que les virus optimisent leur survie/reproduction en temps réel par rapport aux pressions de sélection darwinienne existante…. Ce qui est nouveau pour lui aujourd’hui par rapport à la situation émergente de 2020, c’est la montée de l’immunité qui contraint le virus au contournement afin de persévérer dans son être (comme aurait pu le dire Spinoza) ou à être porté par l’élan vital (pour suivre Bergson) 2

    Il ne faudrait pas croire qu’il y ait là la moindre intentionnalité, la moindre prise de conscience. En fait tout se passe « comme si ». Un exemple plus trivial peut nous faire prendre conscience du phénomène : l’exemple de la fuite d’eau. Si elle est colmatée dès son apparition, tout se passe bien. Et encore mieux si l’on a pris des mesures préventives au préalable. Dès qu’elle se déclenche on peut toujours essayer de lui barrer la route en opposant des barrages, mais ceux-ci peuvent être contournés. Le flux de liquide devenant de plus en plus important avec le temps, à défaut de colmatage total, les barrages seront de plus en plus conséquents et nombreux. Et plus on opposera de barrages, plus le flux sera dévastateur lorsque ceux-ci seront contournés. Voilà ce qui se passe lorsqu’on essaie de barrer la route à un vaccin émergent : ou bien on l’éradique, ou bien on apprend à vivre avec.

    Dans le cas qui nous occupe, il était bien évident que, si une proportion considérable de la population mondiale n’était pas vaccinée 3, rien ne pouvait arrêter son développement. Il faut bien insister sur l’adjectif « mondiale », ce n’est même pas un devoir de solidarité, c’est aussi une exigence d’efficacité. Les pays à faible taux de vaccination deviennent des réservoirs à mutants.

    Dans la situation actuelle, il reste à espérer que l’actuel mutant et les futurs – car il y en aura d’autres – ne feront pas preuve d’un pouvoir létal supérieur. C’est d’ailleurs souvent le cas lorsque surgissent de nouvelles maladies de ce type : les virus devenus autochtones finissent par faire partie du paysage sanitaire. Il faudra s’y habituer, comme à la grippe saisonnière.

     

    P. S. (30/11/2021) : j’apprends, un peu tardivement, que, dans un communiqué du 28 novembre, l’OMS appelle instamment tous les pays à laisser les frontières ouvertes. En effet, comme il a été écrit ci-dessus, il est impossible d’empêcher le virus de circuler. La fermeture des frontières produirait des effets très néfastes : pénalisation des pays comme l’Afrique du Sud ont le courage de la transparence, incitation des autres pays à dissimuler une information indispensable à la meilleure connaissance de la pandémie et des moyens d’y porter remède. En conséquence l’OMS a décidé de renforcer les moyens mis au service des pays Africains.

     

    1 Les premières études ont montré que la population virale du SARS-CoV-2 opérait en moyenne une substitution tous les 11 jours, un record pour un virus.

    2 Ceci a également été expliqué dans un autre article paru sur Internet :

    https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/vaccin-anti-covid-taux-vaccination-eleve-peut-paradoxalement-favoriser-emergence-variants-resistants-92812/?utm_source=alerte&utm_medium=fs&utm_campaign=emailing&utm_content=2021-08-04-#xtor=EPR-57-[ALERTE]-20210804

    3 A condition que soit prouvée l’efficacité du vaccin, ce qui semble bien être le cas.

     

     


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  • par Pierre MARSAL

    19 octobre 2021

     

    Les prix de l’énergie flambent : nos factures de gaz et d’électricité s’envolent et ce n’est sans doute qu’un début. Une des références, le prix du baril de pétrole brent plafonne à près de 85 dollars ce mardi 19 octobre 2021. Revient régulièrement en tête l’épouvantail du baril à 100 dollars1.

    Pour certains ce serait une catastrophe, pour d’autres une chance pour l’environnement. Pour certains, optimistes béats, il faut faire confiance à la technoscience, l’épuisement des ressources naturelles n’est pas plus un problème que ne pouvait l’être la raréfaction des gisements de silex facilement exploitables pour nos ancêtres du néolithique. Et puis, du moment que ces ressources sont à notre portée, nous serions bien bêtes de nous en priver. A l’autre extrême on se lamente de notre propension irresponsable à consommer en une ou deux générations tout ce que la planète a mis des millénaires à produire. Non seulement nous épuisons, mais nous empoisonnons l’écoumène de nos descendants.

    Sommes-nous prisonniers de la drogue énergétique ? Plus généralement, y a-t-il une « malédiction des matières premières », comme la vivent par exemple le Venezuela, l’Algérie, le Nigéria ?

     

    Sans avoir la prétention de répondre à ces questions, il est bon de rappeler quelques principes de base pour que chacun puisse se faire une opinion.

    Prenons le cas du pétrole, principal élément du mix énergétique et matériau actuellement irremplaçable pour la pétrochimie. Pendant longtemps il fut considéré comme une ressource naturelle et illimitée, donc gratuite. Pour le commercialiser il suffisait que son prix de vente soit au moins égal à la somme de ses coûts de mise à disposition, production, transport notamment. Lorsqu’on a pris conscience de ce que cette ressource n’était pas illimitée et que sa consommation s’accélérait, l’idée d’un « pic pétrolier » a incité économistes et politiques à réviser leurs concepts : il fallait intégrer dans le prix une rente de rareté destinée à la production de ressources de substitution. En principe ce devrait être l’objet des diverses taxes (TICPE, l’ex TIPP) qui pèsent sur la vente des produits pétroliers. En principe aussi cette taxe ne devrait pas être détournée de cet usage. On comprend l’embarras actuel du gouvernement à essayer de diminuer l’impact du renchérissement de l’énergie sans jeter aux orties ces principes essentiels.

    Bien au contraire ces taxes devraient être substantiellement augmentées pour financer toutes les autres alternatives notamment les énergies renouvelables. Le pétrole n’est pas assez taxé !

     

    Encore ce raisonnement est-il fait dans la problématique de la soutenabilité faible qui ne tient compte que du volume du capital productif engagé. La soutenabilité forte voudrait que l’on conserve ou que l’on reconstitue un stock équivalent des mêmes ressources pour les générations futures. On ne peut pas refabriquer le pétrole que l’on consomme : il n’est pas possible de substituer un capital artificiel à ce capital naturel.

     

    Là ne s’arrêtent pas les effets de la consommation du pétrole : elle produit ce qu’on appelle des externalités négatives. On les connait bien : pollution, dérèglement climatique…Ces effets ne sont pris en compte sur aucun marché. Pour y remédier les économistes (comme Arthur Pigou qui a introduit la notion d’externalités) estiment nécessaire d’imposer une taxe au moins égale à la différence entre les coûts supportés par la société et les coûts de production privés. C’est le point de départ du principe pollueur-payeur ou encore de l’émission de droits à polluer. Instruments dont la pertinence et le mode de fonctionnement laissent souvent à désirer.

    De ce point de vue encore le pétrole n’est pas assez taxé !!

     

    Certains vont encore plus loin, considérant qu’on ne peut pas plier la nature à la logique marchande, qu’il est impossible d’évaluer monétairement les éléments naturels, que le marché n’est pas capable d’en réguler l‘usage, etc. D’autres comme le mathématicien Georgescu-Roegen, un des pères de la bio-économie, estime qu’à l’instar de l’énergie, toute matière est soumise au principe de l’entropie, c’est-à-dire qu’elle se dégrade inexorablement. Quoiqu’on fasse, recyclage, substitution ou autre, nous allons vers la pénurie. D’où l’idée d’une inévitable décroissance.

     

    D’un autre côté il y a les réalités de la situation économique et sociale. Dans le monde tel qu’il est actuellement le renchérissement apparemment inexorable de l’énergie met notre société en péril de désagrégation. Ce sont les plus fragiles des individus et des peuples qui souffrent et qui souffriront le plus de la conjonction tant du désordre climatique que du désordre énergétique, sans autre solution alternative dans la société actuelle.

    Sous cet aspect, le pétrole est beaucoup trop taxé !!!

     

    Nous sommes confrontés là à une contradiction essentielle qui se résoudra sans doute au prix d’une crise majeure dont on ne peut aujourd’hui deviner les prémisses et les développements. Cela va beaucoup plus loin que les crises que Marx pressentait, ces moments où l’accumulation de capital était à l’origine des obstacles auxquels il se heurtait. Il est à espérer que l’éventuelle fin du pétrole ne produise pas le même effet que celui décrit dans la célèbre dystopie de Barjavel (Ravage, 1943) : l’approvisionnement en électricité ne se faisant plus c’est toute la société qui bascule progressivement dans la barbarie des temps antiques.

     

    Le pire n’est pas certain. Mais…

     

    1. Le fait qu’il y ait eu un épisode de « prix négatifs » en avril 2020 aux USA ne remet pas en cause cette tendance haussière, ce fut seulement une des conséquences de la défaillance de la libéralisation des marchés des produits énergétiques. Tout comme l’aberration actuelle du mode de fixation du prix de l’électricité qui pénalise particulièrement les Français (sur la base du coût marginal de la mise en route des unités les plus coûteuses). Tout comme l’utilisation du pétrole pour réaliser l’équilibre budgétaire des pays producteurs (notion de « point mort budgétaire » ou fiscal breakeven). Mais c’est là un autre problème.

     


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  • par Jean-Paul KNORR

    5 octobre 2021

     

    En parcourant internet, je me suis aperçu qu’il y avait deux concepts de l’essentialisme. Le premier concept consiste à dire qu’un essentialiste se contente de ce qui est essentiel et laisse de côté ce qui est superflu. L’essentialiste dans ce cas est un minimaliste. Dans ce débat, on se contentera d’aborder le deuxième concept où l’on considère que les êtres humains ont d’abord une essence avant d’avoir une existence. L’essence d’un coupe-papier est de couper le papier et le coupe-papier a d’abord été pensé avant d’exister et il m’est difficile de comprendre que l’on ne soit pas d’accord avec cette idée. Pour les êtres humains, c’est plus complexe et nous allons en débattre. 

    Depuis l’antiquité, les philosophes se sont toujours écharpés pour savoir si les personnalités et les comportements humains sont inscrits dans chaque individu depuis la naissance ou sont vides à la naissance et se construisent au fil de la vie et des expériences des individus. C’est le vieux débat entre l’inné et l’acquis. Ce débat a commencé bien avant qu’on ait la moindre notion de génétique, de biologie, de sociologie, de psychologie etc. Ce débat n’avait donc rien à voir à la base, avec la part de l’influence biologique et la part de l’influence sociale sur les individus. On peut aussi faire le rapprochement avec le débat nature ou culture ou plus récemment avec le débat génétique ou épigénétique. Dans le même ordre d’idées, nous avons le débat : existentialisme ou essentialisme.

    L’essentialisme c’est penser que chaque catégorie a une essence, une nature, une vérité profonde qui ne dépend pas de nous. Pour Leibniz, Dieu choisit l’essence de chaque être et donc le destin de chacun est tracé à l’avance. Ce qui par exemple fait dire à certains que l’homosexualité est contre-nature. Ainsi, Dieu dans la Bible nous a ordonné de croître et de multiplier ; si l’on observe que pour faire des enfants, il faut pratiquer le coït entre un homme et une femme, alors Dieu a voulu qu’il existe deux catégories d’humains bien distincts : les hommes et les femmes. Il a voulu que l’on se serve de nos organes sexuels uniquement pour la pénétration d’un pénis dans un vagin et uniquement dans le but d’avoir des enfants. Toute autre pratique est un péché qui consiste à aller contre l’essence de l’homme, de la femme, de la sexualité et de la reproduction. Beaucoup de gens ont renoncé à la croyance en Dieu sans renoncer à l’essentialisme. Il me semble que la plupart des gens sont des essentialistes. La plupart des gens par exemple considèrent que la santé c’est une question de chance, que s’ils ont le cancer c’est parce que cela devait arriver. Il en est tout autrement avec l’existentialisme. 

    Il existe l’existentialisme chrétien avec Pascal et Kierkegaard et de l’autre côté l’existentialisme athée avec Sartre et Heidegger. Pour l’existentialisme chrétien, il y a d’abord Dieu qui crée l’homme et donne un sens à sa vie. La phrase-clé de l'existentialisme athée est : l’existence précède l’essence. L’existentialisme est d’une certaine manière une religion de la liberté. L’homme existe tout d’abord en venant au monde et ensuite seulement il se définit. On pourrait définir l’existentialisme par cinq idées majeures.

    Idée n°1 : L’homme est défini par ses actes

    Nous sommes ce que nous faisons. Si nous faisons du sport, nous allons devenir des sportifs. Nous ne sommes que la répétition de nos actes.

    Idée n°2 : Nos sentiments sont caractérisés par nos actes.

    Nos sentiments se pratiquent.  Par exemple, pour être plus heureux, il faut faire des actes qui nous rendent plus heureux. 

    Idée n°3 : L’homme est entièrement responsable de sa vie.

    Il est entièrement libre de faire sa vie comme il l’entend.

    Idée n°4 : Cette entière responsabilité crée de l’angoisse chez l’homme. 

    Par exemple, celui qui ment ou agit mal a mauvaise conscience. 

    Idée n°5 : L’homme est condamné à être libre

    L’homme est jeté dans le monde et ensuite il est condamné à faire des choix. 

    Nous avons donc compris que pour les existentialistes, l’homme n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite et il sera tel qu’il se sera fait. L’homme est entièrement libre et une fois jeté dans le monde, il sera entièrement responsable de ses actes. 

    Il faut être philosophe et totalement dépourvu de toute notion scientifique pour soutenir ces deux thèses. A la naissance, tous les bébés se ressemblent énormément mais tous n’ont pas les mêmes potentialités. Il est évident que dès la naissance, certains ne pourront devenir champions olympiques du 100m, d’autres ne pourront pas devenir des acteurs de cinéma jouant des rôles de séducteur. Vous pouvez m’objecter qu’ils pourront devenir plein d’autres choses mais pas forcément ce qu’ils auraient voulu devenir. Par ailleurs, pourrions-nous être entièrement responsables de nos actes? Pourrions-nous par exemple délibérément choisir d’être pédophiles ? Comment pourrions-nous expliquer des comportements comme l’agression, la compétition, la coopération, l’empathie sans recourir à la biologie. Pour autant, on ne peut s’appuyer entièrement sur la biologie pour expliquer le comportement humain. Vouloir expliquer le comportement humain est affreusement compliqué. Il faudrait évoquer la chimie du cerveau, les gènes, les hormones, les bactéries dans l’intestin, l’environnement prénatal, les expériences dans l’enfance, l’environnement social, le contexte historique et plein d’autres choses. Un comportement vient d’avoir lieu et je ne parle pas d’un comportement anodin comme prendre le sel à table. Prenons comme exemple une altercation entre Pierre et Paul. Qui a agressé le premier et peut-être avait-il de bonnes raisons de le faire ? La première explication pourrait être d’ordre neurobiologique. Quelle perception, quel son, quelle odeur a déclenché ce comportement ? Quelles hormones sont entrées en jeu dans ce processus ? On peut aller plus loin et remonter dans l’enfance de l’individu pour trouver des explications.

    Une personne qui prend des drogues comme des antidépresseurs est-elle encore elle-même et par là même responsable de ses actes ? On pourrait évoquer John Watson l’auteur du behaviorisme et d’autres théories. A l’évidence, la philosophie de l’existentialisme ne tient pas la route.

    Je n’accorde pas plus de crédit à la philosophie de l’essentialisme.

    Qui pourrait croire que tout serait déterminé à l’avance ? Que Pierre ne pouvait se marier qu’avec Marie. Si Pierre s’est marié avec Marie, il fallait déjà qu’ils fassent connaissance soit à l’université ou au travail ou sur internet. Il fallait qu’ils se plaisent, qu’ils aient envie de se marier tous les deux de manière concomitante. Il est bien sûr impossible de prouver que nous ne sommes pas des marionnettes, des pions comme dans le film Matrix. Nous pouvons bien sûr avoir l’illusion que nous avons un libre-arbitre, que notre destinée n’est pas programmée comme la date de notre mort par exemple.



     

     


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  • par Pierre MARSAL

    10 septembre 2021

    Au milieu du XIXème siècle le philosophe allemand Max Stirner publiait un ouvrage, véritable brûlot attaché au flanc de la société de son époque, L’Unique et sa propriété. Il y contestait tous les pouvoirs institutionnalisés, politiques, religieux ou autres, entravant la liberté des individus. « Pour Moi, il n'y a rien au-dessus de Moi » proclamait-il.

    On imagine le choc que provoqua alors ce libelle anarchiste, avant qu’il ne retombe dans l’oubli du fait des pesanteurs sociales de l’époque. Pesanteurs qui ont perduré jusqu’à une époque récente : l’individu n’était qu’un petit rouage d’une infrastructure et d’une superstructure – pour employer des termes du vocabulaire marxiste – qui assignent une place et un rôle à chaque individu dans la société. L’individu ne pense pas par lui-même, il se comporte comme le lui imposent les directives de ses dirigeants, il est sommé de croire aux balivernes que lui distillent prêtres, rebouteux et colporteurs.

    Bien sûr des esprits libres comme Nietzsche, Marx, Kropotkine, Proudhon, Pierre Leroux ou encore Stirner – pour n’en citer que quelques-uns – osaient tenir un autre discours. Mais qui à l’époque les lisait, alors que la masse de la population était illettrée ? Bien sûr de nombreuses révoltes eurent lieu pour s’affranchir de ce carcan idéologique. Mais elles furent généralement durement réprimées.

    Le mérite de ce système était d’assurer un minimum de cohérence dans une société où chacun, sauf l’exception des révoltes violentes, pensait être à sa place dans la société. Où chaque individu partageait peu ou prou la même vision du monde qui l’entourait.

     

    Aujourd’hui, c’est tout le contraire. C’est le triomphe de Stirner. Chacun d’entre nous, progrès de l’éducation aidant sans doute, s’estime capable de juger du bien et du mal, de choisir ses propres règles de comportement. Il en est fini de l’entremise des directeurs de conscience : ce ne sont plus les confesseurs, les secrétaires de section syndicale, les secrétaires de cellule de partis, qui donnent la marche à suivre. Même les cartomanciennes, diseuses de bonne aventure, numérologues ou autres astrologues, n’ont plus le monopole du conseil pour la prise de décision. Chacun va faire son marché dans l’offre pléthorique qui lui est proposée. Notamment sur les réseaux sociaux informatiques où les offres séduisantes, sérieuses ou farfelues, battent son plein. Chacun choisit en fonction de ses idées a priori, de ses propensions, mais aussi du pouvoir de séduction de ce qui lui est proposé. Et, comme l’a bien montré le sociologue Gérald Bronner, alors que nous avons « huit fois plus de disponibilité mentale qu’au début du XIXème siècle », l’information pléthorique que nous recevons n’est plus hiérarchisée. La parole d’un obscur thérapeute illuminé a le même poids qu’un avis autorisé de l’Académie des Sciences. Le même poids ? Pas même, car ce sont toujours les exposés les plus simples, voire les plus simplistes, qui sont les plus lus, les plus facilement compréhensibles et les plus sélectionnés par les moteurs de recherche.

     

    Un autre aspect de cette révolution individualiste, c’est que chacun voudrait avoir sa propre statue de son vivant. C’est le complexe d’Erostrate, ce Grec qui brûla le temple d’Artémis à Ephèse, une des sept merveilles du monde, tout simplement pour que son nom passe à la postérité. Les Éphésiens interdirent sous peine de mort que son nom fût prononcé. Pourtant nous nous en souvenons encore et même Jean-Paul Sartre a écrit une courte nouvelle qui porte ce nom. Force est de constater que cette façon d’accéder à la popularité fonctionne : Ben Laden est plus connu et restera plus célèbre que toutes les victimes qu’il a provoquées.

    Mais il est une autre façon aujourd’hui plus pacifique de « construire sa statue » : se répandre sur les réseaux sociaux informatisés. La popularité se mesure alors en nombre de like ! Statue éphémère, mais statue de son vivant !

     

    Ce déferlement d’individualisme va certes dans le sens du progrès rêvé par les utopistes des siècles précédents. Mais est-il compatible avec l’existence d’une société organisée et solidaire ? Question à discuter.

     


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  • par Pierre MARSAL

    23 juin 2021

     

    Dimanche 20 juin 2021, premier tour des élections régionales et départementales en France. L’abstention, pourtant attendue, a battu des records inattendus : plus de 2 électeurs sur trois ne se sont pas déplacés (66,72 % des inscrits). Beaucoup s’en lamentent, d’autres trouvent diverses explications plus ou moins alambiquées à cet état de fait. Selon les diagnostics qui sont portés, des remèdes sont proposés allant de la généralisation du vote électronique à la sanction des abstentionnistes, comme cela existe dans certains pays, telle la Belgique (article 62 de la Constitution). En fait la vraie question est de savoir s’il s’agit d’un accident ou d’une tendance de fond. Tendance évidemment sujette à fluctuations selon la nature même de ces élections et de l’importance de ses enjeux : il est de fait que régionales et départementales sont les moins prisées des électeurs.

    Souvent la bonne conscience est convoquée : nos aïeux se sont battus pour nous obtenir ce droit de vote, dans d’autres pays les citoyens n’ont pas cette chance…

    Il est vrai que le droit de vote individuel, direct, accordé à chaque citoyen quels que soient son sexe, son statut économique et social, son niveau intellectuel et culturel, est emblématique d’une des trois devises de notre République, l’Egalité. Egalité parfaite, c’est d’ailleurs le seul domaine où elle existe. Etre électeur est plus qu’un droit, c’est aussi un statut social dans un collectif d’égaux, une dignité. Ce grand idéal de la Révolution Française – qui mettait Liberté et Egalité sur un même plan – est difficile à concevoir encore plus à réaliser. Même Karl Marx y apportait une nuance en revendiquant la juste répartition des biens, non pas selon les individus, mais selon les besoins de chacun. Aujourd’hui le consensus à l’égalité est rompu : notre société est de plus en plus inégalitaire, toutes les analyses économiques, sociales, culturelles, le démontrent. Et pas seulement les travaux magistraux de Thomas Piketty.

    Une première raison de cette désaffection citoyenne réside donc dans ce hiatus que soulignait Pierre Rosanvallon : « La démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société. En tant que souverains, les citoyens n’ont cessé d’accroître leur capacité d’intervention et de démultiplier leur présence. Ils ne se contentent dorénavant plus de faire entendre de façon intermittente leur voix dans les urnes » (La société des égaux, 2013). Il est plus facile et plus expéditif de revêtir un gilet jaune sur un rond-point que d’aller glisser un bulletin dans l’urne. Il est plus exaltant de communier dans une « nuit debout » avec d’autres concitoyens, place de la République à Paris que d’aller isolément, discrètement, déposer un bulletin dans l’urne.

    Une deuxième raison est sans doute liée à la pratique politique actuelle. A la « mal-représentation des invisibles » comme Pierre Rosanvallon l’expliquait plus récemment (Le Parlement des invisibles, 2014). L’invisibilité, qui est aussi inaudibilité, est une mort sociale. Le peuple ne se sent plus représenté par ceux à qui il délègue ses pouvoirs : il a le sentiment d’être incompris, oublié. Cette délégation ne recouvre plus la fonction « d’expression des besoins de la société ». Les mandataires qu’il élit le sont sur la base de promesses qu’ils ne tiendront pas, et pas toujours pour de mauvaises raisons. A noter que, pour des raisons similaires, les intellectuels qui se prétendent représentants du peuple ne sont pas mieux considérés. Ces sentiments sont d’autant plus exacerbés que le niveau de formation, de culture et d’information du public est bien plus élevé qu’il ne le fut dans le passé.

    Et c’est là sans doute la troisième raison. Jamais dans l’histoire de l’humanité une telle quantité d’information a circulé. Avec les médias du numérique chacun peut s’informer en temps réel de tout ce qui peut le concerner de près ou de loin. Et, surtout peut-être, chacun peut s’exprimer librement sur tout sujet, à tout moment. Alors que l’expression par voie des élections est limitée dans son objet et dans le temps. Alors que l’interaction de l’électeur avec son élu n’est qu’épisodique. Chaque blogueur à chaque fois qu’il se manifeste – souvent à tort et à travers – est assuré que son message sera reçu par une collectivité, plus importante que celle de son seul mandataire. Il peut avoir ainsi l’impression de peser sur la vie de sa collectivité. Et de peser en temps réel.

    Les responsables politiques ont peu à peu pris conscience de ce problème et essayé de trouver des initiatives susceptibles d’en tenir compte. Initiatives intéressantes se revendiquant de l’éthique de la discussion (voir Habermas) : Commission Nationale du Débat Public (CNDP), Grand Débat National de 2019, Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) constituée en 2019. Auparavant nous avions connu les différents Etats Généraux (le premier fut consacré à la Recherche par J. P. Chevènement en 1982) ou les « Grenelle ». Il faut bien le dire, toutes ces tentatives n’ont pas toujours été des réussites : oubliée la dynamique impulsée à la recherche, impuissants certains débats du CNDP lorsque la conflictualité des enjeux était puissante (Notre Dame des Landes), contestés et inaboutis les travaux de la CCC…

    Pourtant, avec le développement fulgurant des NTIC il serait théoriquement possible d’ajuster en permanence et en temps réel, les besoins des citoyens et les moyens à mettre en œuvre pour les satisfaire.

    C’est donc une véritable révolution des rapports du citoyen et du pouvoir qu’il faudrait pouvoir mettre en œuvre, en tenant compte des apports nouveaux de la science et de la technologie. Mais ce sont aussi d’autres rapports sociaux qu’il faudrait développer. En particulier en faisant en sorte que chacun d’entre nous se sente collectivement responsable et solidairement lié à ses concitoyens. Cela passait jadis, cela se passe encore dans certaines sociétés, par des rites d’intégration de l’Un au Multiple (le bizutage dans les Grandes Ecoles en est un peu la caricature).

     

    Deux observations pour finir.

    1) Il y a un risque à tenir de tels propos avant le second tour des élections. Risque assumé en faisant le pari que, si changement de tendance il y a (ce qui n’est pas évident) il ne sera que marginal : la dégradation de cette forme de civisme n’est sans doute pas achevée. Les jeunes, moins « civiques » sont peut-être en fait plus réalistes que leurs aînés qui votent un peu de façon routinière.

    2) Le présent texte complète ce qui avait déjà été écrit à l’occasion des élections américaines.

    http://discussions.eklablog.com/democratie-et-elections-l-exemple-americain-a204148840

     

     


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