• par Pierre MARSAL

    14 mars 2024

     

    Sans le texte de présentation et sans le compte-rendu, il est dommage que les discussions du Café-Débat de Saint Quentin en Yvelines du 2 mars dernier n’aient pu bénéficier qu’à quelques heureux participants.  Sujet intéressant encore que le titre proposé ne soit pas très explicite. Il mérite de longs débats, voire même des controverses.

    Voici donc une petite contribution personnelle. Dans un premier temps (§ 1) est repris un court extrait d’un compte-rendu personnel d’échanges en février 2012 avec Heinz Wismann, philologue et philosophe, sur les liens entre progrès et innovation. Dans un second temps (§ 2) on revient sur le sujet plus précis qui nous a été proposé.

     

    § 1 - Les sociétés primitives considèrent souvent l'innovation comme une menace potentielle : elles jugent l'avenir par référence au passé. L'innovation est bonne si elle tend à redécouvrir l'Âge d'Or perdu. Même les plus « progressistes » des anciens Grecs analysaient le progrès par rapport à l'état parfait connu dans le passé. Les sages, les scribes,… analysaient donc les situations en fonction de ce qu'ils connaissaient et ce qu'ils connaissaient n'était pas susceptible d'évoluer (nihil novi sub sole). Si tout progrès est une innovation, toute innovation n'est pas un progrès.

    Une rupture décisive s'est opérée au XVe siècle. Trois événements vont changer la vision du monde. 1) Copernic déloge la Terre du centre de l'univers ; 2) on découvre de nouveaux continents ; 3) l'imprimerie est inventée. L'évidence du Retour est évacuée, la centralité et l'immuabilité sont contestés, les traditions sont confrontées. L'humanisme émerge alors dans la transition de la divinitas à l'humanitas.

    Face à ces secousses, pour conjurer les angoisses, on recherche un nouveau mode de stabilisation, non plus en se référant à un stade initial, mais en se projetant vers un état final. C'est le début des utopies (Thomas More, 1516). L'idée que les avancées ne peuvent se concevoir que par rapport à un futur plus ou moins proche n'existait pas dans les anciennes cultures. La dernière des utopies fut le marxisme et l'idéal des « lendemains qui chantent ». En termes de progrès des sciences et des techniques, une innovation n'est acceptable que si elle procure une avancée vers cet horizon futur.

     

     § 2 - Il faut se méfier des faux-amis : progrès et progressisme n’ont pas les mêmes origines ni même les mêmes implications. Le premier, progrès, vient de loin.

    En France, après Turgot qui évoquait les « progrès de l’esprit humain », une des plus remarquables réflexions qui ait été faite est contenue dans l’œuvre posthume de Condorcet.  « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain », colossal ouvrage dans lequel l’auteur décrit l’évolution des connaissances humaines pour exprimer sa certitude de la perfectibilité de l’humanité grâce au progrès des connaissances et de leur diffusion. Elles devaient notamment réduire les inégalités entre Nations, entre individus et perfectionner l’être humain.

    Cet acte de foi perdure jusqu’à nos jours et fut particulièrement magnifié chez les saint-simoniens par exemple. Aujourd’hui c’est encore la pensée dominante malgré quelques nuances et objections.

    En effet le progrès, le plus souvent perçu comme progrès technique, c’est-à-dire comme innovation, est ambivalent. Toute avancée positive a une contrepartie qui l’est moins : les progrès mécaniques engendrent des engins de mort, internet développe infox et booste le complotisme. Il n’est guère que les progrès sanitaires, médicaux, vaccinaux qui soient majoritairement perçus positivement. Et encore contrarient-ils quelques grincheux qui regrettent que la sélection naturelle ne puisse pas faire son office ou que la surpopulation les menace.

    Plus fondamentalement des penseurs mettent en cause les progrès des techniques, de grands personnages aussi idéologiquement différents que Heidegger ou Jacques Ellul. Quand ce ne sont pas des activistes dangereux comme le mathématicien anarchiste américain surnommé Unabomber qui voulait s’y opposer par la violence. La foi dans le progrès peut donc aussi bien être de droite comme de gauche.

     

    D’autre nature est le progressisme. C’est une philosophie politique plus récemment apparue. C’est un néologisme créé dans les années 1930, même si l’idée était déjà en germe depuis plus longtemps par exemple chez John Stuart Mill. C’est une idéologie qui suggère que le progrès va dans le sens de l’histoire. Elle a donc des points de convergence avec le marxisme. Elle s’oppose au conservatisme, à la réaction, au déclinisme, à la collapsologie... Elle conteste les normes et les pouvoirs établis, comme l’académisme dans l’art : les grands mouvements artistiques du début du siècle précédent (surréalisme, lettrisme, dadaïsme, musique concrète, etc.) ou intellectuels (situationnisme) en furent des manifestations.

    En fait ceux qu’on peut qualifier, à tort ou à raison, de progressistes, n’ont pas toujours la même foi quant au déterminisme linéaire du progrès. Ainsi Gramsci remit-il en cause l’histoire comme progrès après l’arrivée au pouvoir des fascistes en Italie. A contrario certains considèrent que le progressisme cache une volonté d’instituer le progrès par la violence. Violence politique ou militaire dans les dictatures, violence économique plus feutrée comme c’est le cas dans notre société. Il peut donc y avoir confusion de sens (comme c’est le cas à propos du libéralisme). Mais globalement c’est plutôt une valeur de gauche.

    .


    2 commentaires
  • par Pierre MARSAL

    2 octobre 2023

    Ce texte prolonge l'exposé éponyme qui s'est déroulé au Café-Débat de Saint Quentin en Yvelines le 30 septembre 2023, auquel Pierre Marsal n'a pu participer.

     

    Voilà une bonne question, si l’on englobe sous ce terme tout le système éducatif français. Encore faudrait-il que celles et ceux qui ont la responsabilité de son devenir se posent cette question. Au lieu de cela, ils naviguent à la gaffe, dans les deux acceptions de ce terme. L’école est ballotée entre les lubies de spécialistes des sciences de l’éducation qui l’utilisent comme champs d’expériences et les multiples réformettes qui se contredisent les unes les autres de politiciens en mal de notoriété immédiate. Mais point de véritables perspectives qui pourtant semblent indispensables pour une activité dont les finalités ne sont pas à court terme. Qu’est devenue « l’ardente obligation » de la planification ?

    Il est vrai qu’en la matière les objectifs ne sont pas simples. Que souhaite-t-on en attendre ? Les choix peuvent être multiples.

    1. Faut-il instruire ou éduquer ? Instruire, c’est-à-dire faire accumuler des connaissances, des pratiques et des règles de comportement social, comme le suggère le préfixe in-. Apprendre aux petits écoliers que la France a besoin d’eux pour récupérer l’Alsace et la Lorraine. Apprendre par cœur et psalmodier sans en comprendre le sens des textes sacrés... Les « bénéficiaires » de ce système efficace deviennent d’excellents agents du projet porté en haut lieu. Ou bien éduquer, extraire de son état initial (préfixe ex-) diriger vers le haut. C’est donner plus de libre arbitre à la personne à éduquer. Des têtes bien faites plutôt que des têtes bien pleines.

    2. Se pose alors la question : éduquer pour quoi faire ? Pour apprendre, pour apprendre à apprendre, pour apprendre à être ou apprendre à devenir ? Au profit de la société, du collectif ou de l’individu ? On conçoit que les méthodes pédagogiques diffèrent selon les réponses apportées à ces questions. L’enseignement traditionnel privilégie le collectif tout en essayant de s’adapter – difficilement – aux cas particuliers (retards scolaires, enfants autistes, etc.). D’autres s’attachent plus aux capacités des enfants (pédagogies Freinet, Montessori), ou vont même jusqu’à laisser l’enfant organiser son propre apprentissage, préférant des individus « bien dans leur peau » plutôt qu’utiles à la société (les libres enfants de Summerhill d’Alexander Neill). Certaines aussi ont des relents sectaires (écoles Steiner).

    3. D’un point de vue économique, puisque nous sommes dans une économie de marché, on peut tirer diverses conséquences de la situation actuelle. Tout d’abord le constat que les enseignants français sont parmi les moins rémunérés en Europe, surtout en début de carrière. Cela explique les difficultés de recrutement et, sans faire injure à quiconque, la moindre qualité, en tout cas une moindre motivation, des personnels recrutés. Delà probablement une régression continue des connaissances acquises par les élèves (voir les notes d’alerte du Conseil Scientifique de l’éducation nationale, CSEN) et le médiocre classement de la France dans le classement mondial des acquis des élèves (PISA).

    D’autre part, si nos étudiants sont moins bien formés que d’autres compétiteurs étrangers, qu’on ne s’étonne pas que notre pays régresse dans le concert des nations : la Chine est largement en tête pour tous les critères de PISA.

    4. Si l’on se place d’un point de vue social les conséquences de la situation actuelle sont sérieuses. D’une part, conscients de la dégradation de l’enseignement public, les parents les plus aisés dirigent leurs enfants vers des établissements privés, contribuant ainsi à la reproduction des classes sociales et à l’échec des velléités de mixité sociale. Un grand marché de l’éducation est en train de se développer : la part du privé dans l’enseignement supérieur est passée de 7 % dans les années 90 à plus de 20% aujourd’hui. Et encore cet enseignement contribue-t-il à l’obtention de diplômes nationaux ou internationaux. Le danger que pointait André Staropoli il y a une vingtaine d’années c’est le développement d’un système de diplômes-maison attribués par de grosses entreprises grâce à la formation à distance : un « ingénieur Google » pourrait bénéficier d’un diplôme de haut niveau décerné par cette firme. Et devenir ainsi plus ou moins prisonnier de sa politique et de ses choix. Dystopie ? Il semble que nous n’en soyons pas encore là.

    5. Toujours d’un point de vue social, avec l’augmentation du nombre de diplômés, même si leur valeur n’est pas celle que l’on serait en droit d’attendre, grand est le risque, ou au moins la sensation, de déclassement. Jadis les cadres se considéraient comme une élite, bien plus proche du patronat dont ils épousaient les causes, que du prolétariat dont certains étaient issus. Aujourd’hui, en dépit des nomenclatures statistiques officielles, ils se sentent à la limite de la classe ouvrière et de la classe moyenne. En tout cas, rejetés par les « élites ». Ce qui n’est pas sans incidences politiques. C’est l’historien Roger Chartier, spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition, qui explique la Révolution Française (que d’aucuns qualifient de «révolution bourgeoise ») notamment par le ras-le-bol d’intellectuels qui, disposant des connaissances les plus avancées de l’époque, se sentaient déclassés par rapport aux titulaires de privilèges historiques. Ce ne sont pas les paysans pauvres, les sans-culottes, qui furent les initiateurs de ce mouvement historique, d’ailleurs ils en ont peu bénéficié. Danton, Robespierre étaient avocats, Desmoulins journaliste (on disait publiciste), Marat médecin, Lazare Carnot scientifique...

    Quand le vase de l’insatisfaction débordera-il ?

     


    1 commentaire
  • par Jean-Jacques VOLLMER

    31 juillet 2023

     

    L'Homme fait partie du règne animal, et l'espèce humaine est avant tout une collection d'individus qui me ressemblent terriblement, ce qui entraîne deux conséquences :

    • Le rôle premier d'un individu, c'est de participer à la pérennité de l'espèce. En ce sens, l'espèce, en tant que « tout » constitué, ne s'intéresse pas au devenir de chacun de ses constituants, tout comme un être vivant complexe, tel qu'un animal, ne s'intéresse pas à ce que font ses cellules. Nous voyons souvent à la télévision des navires de pêche qui rejettent à la mer des milliers de poissons morts parce qu’ils ne sont pas aux normes, et je me suis demandé quelle était la valeur de la vie d'un seul de ces poissons, en quoi il pouvait bien se différencier fondamentalement de tous les autres dans cette masse, et en quoi cela pouvait avoir la moindre importance. Vu de cette manière, même si le « Nous » a besoin des innombrables « Je » pour exister, un individu précis n'a aucune valeur en soi. Bien sûr, une analogie n'est pas une démonstration, et des chercheurs ont essayé de théoriser plus rigoureusement cette approche, à l'image de Richard Dawkins dans son ouvrage : « Le gène égoïste ».

     

    • On oppose souvent à cette vision le fait que l'espèce humaine est sans doute beaucoup plus qu'une collection d'individus interchangeables, notamment par les capacités cognitives, l'intelligence de chacun d'eux, et le fait que ce sont des êtres conscients. Elle serait une sorte d'émergence supérieure du règne animal. J'ai des doutes sur cette question, arguant du fait que, intelligence ou pas, lorsque les individus sont en grand nombre, ils obéissent toujours aux lois statistiques. Par exemple un flot de voitures sur une route obéit aux équations de Navier-Stokes régissant le comportement des fluides, et n'a que faire de l'intelligence des conducteurs qui sont au volant. Il en va de même pour le résultat des élections : quand deux concurrents restent en lice, on est généralement proche d'un résultat 50 – 50, exactement comme si on avait tiré au hasard un grand nombre de boules noires et blanches dans un sac, indépendamment des programmes défendus par les candidats.

     

    Certes, cette manière de voir les choses est en premier lieu fort matérialiste, mais en rien pessimiste. Elle essaie juste de remettre l'Homme à sa place dans le monde, au lieu de le hisser sur un piédestal en raison de ses qualités individuelles qui n'ont pour résultat que de tracer le chemin qui mène à la destruction de l'espèce au lieu de la perpétuer sereinement.


    3 commentaires
  • par Pierre MARSAL

    16 juin 2023

     

    Crises et catastrophes sont permanentes dans l’histoire humaine...

    Aussi loin que l’on remonte dans le temps, l’histoire de l’humanité est jalonnée de crises et de catastrophes. A commencer par le mythe sumérien du Déluge que l’on retrouve dans la Bible ou dans l’Epopée de Gilgamesh. Ou, plus récemment, le mythe de l’Atlantide décrit par Platon  au quatrième siècle avant l’ère vulgaire. La mémoire humaine a conservé le souvenir de catastrophes locales telles que l’éruption du Vésuve décrite par Pline le Jeune, ou, plus étendue et bien pire, celle de l’effroyable épidémie de peste noire (peste bubonique) qui ravageât l’Asie Centrale et l’Europe  au quatorzième siècle. Impuissants, les êtres humains ne pouvaient que subir ou périr.

    Ces événements, qui paraissaient relever de la nature des choses, étaient même intégrés dans l’imaginaire et l’organisation de la société. Ainsi les grandes crues du Nil étaient-elles repérées sur des nilomètres gravés qui ont servi d’assiette pour le paiement des impôts depuis les pharaons jusqu’aux temps des souverains ottomans. Il en allait de même avec le Yangzi Jiang et des empereurs chinois. Chez nous nos anciens gardaient mémoire de la possibilité de crues décennales ou même centennales.

    Ce sont les famines qui surtout marquèrent les esprits. Accidentelles ou provoquées, les dernières les plus mémorables furent la Grande Famine irlandaise du milieu du dix-neuvième siècle, l’holodomor de 1920-1921 en Ukraine, celle du Grand Bond chinois de 1960. Il nous semble que ces horreurs soient de l’histoire ancienne malgré des drames comme celui du Biafra en 1984.

    ... mais nous croyons savoir les maîtriser

    Avec les progrès de la technique, ceux de la médecine, grâce aussi aux organisations internationales, officielles ou ONG, ces catastrophes ont sinon disparu, du moins en a-t-on limité les conséquences. La pandémie de COVID-19 n’aurait occasionné « que » près de 7 millions de décès dans le monde, et n’a eu des effets significatifs « que » pendant deux ou trois ans. Ce qui, toutes proportions gardées, demeure limité : après trois siècles de croissance la population européenne aurait diminué d’un tiers après le passage de la peste noire.

    Alors sommes-nous sortis du temps des  grands cataclysmes ? Certes les crises politiques qui engendrent des conflits locaux perdurent. Les crises financières qui « purgent » de temps à autre des économies en surchauffe surviennent régulièrement. Il en va de même pour les conflits politiques et sociaux. Mais tous ces événements ne mettent pas en cause jusqu’à présent notre civilisation. En sera-t-il toujours ainsi ? Que peut-on craindre ou espérer ?

    Qu’en est-il vraiment ?

     Il y a deux façons d’envisager cette question. Une optimiste, l’autre pessimiste.

     La première compte sur les progrès de la science et de la technique comme en témoignent l’émergence des vaccins à ARN-m, des nouvelles techniques d’édition du génome (CRISPR-Cas9), des cellules artificielles répliquant le vivant, de l’IA, du moteur à hydrogène, de la maîtrise future de l’énergie de fusion (ITER), etc. Mais comme la langue d’Esope ces avancées peuvent être les meilleures ou les pires des choses selon l’emploi qui en est fait. A l’instar du feu céleste apporté aux hommes par Prométhée ou Lucifer, elles peuvent nous apporter bonheur ou dévastation.

    Le progrès pour réparer les nuisances du progrès, on y croyait jadis. Ainsi, dans les années 70, à la suite de la parution du rapport Meadows (« Halte à la croissance »), le premier Ministre de l’époque, Raymond Barre, sans ignorer les risques de pollution, estimait qu’on pouvait  régler ce problème dans une économie de croissance en y consacrant par exemple 5 à 10 % de l'accroissement du produit national brut. Nous sommes sortis de cette illusion. Il n’empêche que l’on continue à mener ou même à envisager des pratiques que l’on sait avoir des effets négatifs dont nous sommes aujourd’hui incapables de mesurer les conséquences (par exemple l’ancien projet d’extraction de nodules polymétalliques des fosses océaniques).

    Mais dira-t-on, cette recherche permanente de l’équilibre entre les bénéfices du progrès et ses nuisances n’est pas nouvelle. Et l’espèce humaine a toujours trouvé des solutions. C’est ignorer que le contexte a changé. Au moins pour deux raisons, l’accélération des processus et leur nature. Accélération technique, c’est le phénomène que signalait Hartmut Rosa comme une des composantes de l’accélération sociale (il y ajoutait accélération du changement social et accélération du rythme de vie), accélération qui serait le problème central de nos sociétés en ce qu’elles n’ont pas le temps de s’adapter. Leur changement de nature enfin les rend moins prévisibles : nous savons maîtriser les évolutions linéaires voire cycliques (le cobweb des économistes), mais aujourd’hui la part de l’imprévisible s’accroît (phénomènes de second ou de troisième ordre, chaos même s’il est déterministe). Nous en avons la preuve ces jours-ci avec cette vague de chaleur inattendue alors même que nous savons le réchauffement climatique inéluctable.

    Invitation à la prospective

    Comment se préparer aux défis de l’avenir ? Seule l’approche prospective peut nous permettre d’anticiper. Pour amorcer la discussion tentons quelques amorces de scénarios relatifs à la seule question du réchauffement climatique et de ses conséquences.

    1. Succédant aux célèbres Grandes Invasions Est-Ouest, de nouvelles Sud-Nord sont inévitables. Quels que soient les moyens mis en place (aide aux populations, barrières légales, physiques, militaires). Comment s’y préparer ?
    2. En plus de l’inhabitabilité, des pénuries alimentaires des peuples migrants, la ressource en eau, inégalement répartie et distribuée, sera génératrice de nombreux conflits (il y en a déjà, larvés, pour le Nil ou l’Euphrate). Des solutions techniques comme le dessalement de l’eau de mer dégradent les écosystèmes marins.
    3. Dans nos pays l’accès aux ressources alimentaires, hydriques, énergétiques, se durcira. Pointe l’inévitable menace du rationnement comme ce fut le cas lors de la dernière guerre et jusqu’en 1947. Cela entraînera le développement de pratiques illégales comme le marché noir et conduira à recourir à des politiques répressives. Quid alors de la démocratie ? L’UE sera dirigée par des politiciens nationalistes autoritaires.
    4. Ce renforcement du nationalisme, conduira chaque nation à rechercher le maximum d’autosuffisance dans tous les domaines. Car la menace de l’embargo sur des produits essentiels (médicaments par exemple) pourra servir efficacement d’arme, comme l’arme alimentaire. Il en sera fini du libéralisme économique et du libre-échange.
    5. Avec le réchauffement, notre capacité à nous nourrir nous-mêmes sera compromise, comme celle de la plupart des pays du bloc occidental. Par contre la Russie (et dans une moindre mesure la Canada) deviendra le grenier à céréales de l’humanité du fait des terres libérées par dégel du pergélisol. Cela changera totalement l’équilibre géopolitique de la planète. En tout cas la Chine, qui a déjà de gros problèmes agro-alimentaire, perdra son statut de puissance dominante.
    6. A noter que ce dégel du pergélisol libérera de nouveaux pathogènes qui provoqueront de nouvelles pandémies.
    7. Avec la multiplication des catastrophes et l’augmentation de leur gravité, le système assuranciel qui nous garantit ne pourra pas perdurer. Ni les réassurances prises en charges par les Etats au titre des catastrophes naturelles.

    Tout ceci, et bien d’autres choses qui ne sont pas abordées ici, semblent être de  la politique et de l’économie fiction. Mais cela mérite un minimum de réflexion.

    Discutons-en.


    5 commentaires
  • par Pierre MARSAL

    27 avril 2023

    Une enquête réalisée en 20211 montre que nos compatriotes accordent un haut degré de confiance aux scientifiques (84% partagent ce sentiment, en très léger recul toutefois par rapport aux enquêtes antérieures). Ils s’intéressent aux avancées de la science, surtout dans les domaines qui concernent leur existence et leur vie quotidienne : recherche médicale (9 Français sur 10), intelligence artificielle (3/4). Cependant ils souhaitent majoritairement être associés aux prises de décision en matière de recherche et de technologie. Et que soient significativement augmentés les moyens alloués à des disciplines comme la médecine, les énergies renouvelables et le génie génétique. D’un autre côté recule l’intérêt pour un certain nombre de pratiques pseudo-scientifiques comme l’astrologie. Mais pas pour toutes : beaucoup font encore confiance à certaines thérapies alternatives comme l’homéopathie. Il existe aussi un sentiment majoritaire de rejet pour des pratiques comme l’enfouissement des déchets nucléaires ou la culture d’OGM.

    Avec l’épisode de la Covid 19 la confiance envers les médecins a été conservée (92%, et beaucoup moins pour les journalistes). Et, malgré le chahut médiatique qui s’en est ensuivi, les thèses complotistes sur les vaccins ou les industries de la santé ont été assez minoritairement reçues.

    Il n’empêche qu’à notre époque où nos concitoyens ont un degré d’instruction jamais atteint, la permanence de thèses qui paraissent irrationnelles ou peu crédibles atteint des niveaux non négligeables : créationnisme, platisme (16% des américains croient la Terre plate !), objets volants non identifiés (plus du tiers des Américains croient aux OVNI), etc. Cela conduit à poser cette question : la Science peut-elle répondre à toutes les questions que se posent les humains, en a-t-elle la vocation ?

    Peut-être faudrait-il évoquer « les » sciences plutôt que « la « science » tant sont différentes toutes les disciplines que ce terme recouvre. Dans tous les cas, c’est une forme de vérité que l’on cherche à découvrir, « la vérité scientifique qui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent » Henri Poincaré, La valeur de la science, 1918). C’est bien là une des caractéristiques de la science occidentale, son caractère dualiste. L’origine en est ancienne : de Platon qui, à la suite de ses prédécesseurs philosophes grecs, entendait distinguer l’Etre (les « Idées », p. ex. le concept d’humanité) et les Étants (chaque humain). Au lieu de penser l’Etre, la science occidentale s’est appliquée à comprendre les Etants (selon Levinas).

    Une autre dichotomie est opérée par Aristote qui distingue les sujets humains des choses inanimées, car « l’attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu’il n’y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien » (Ethique à Nicomaque, livre VIII). Autrement dit la science contemporaine, « la modernité s’explique par le dualisme sujet/objet » (Augustin Berque, Être humains sur la terre, 1996). Pendant longtemps, tout ce qui n’était pas humain était chosifié. Même les animaux (les animaux-machines de Malebranche) : ce n’est que très récemment, en 2015, que le Code civil, qui jusqu’à présent considérait ceux-ci comme des biens meubles, les a qualifiés « d’êtres vivants doués de sensibilité » (Art. 515-14).

    C’est sans doute à ce dualisme que l’on doit l’extraordinaire développement de la science et de la technologie occidentales2. La contrepartie c’est l’objectivisme, la séparation qui s’est opérée entre la science et la réalité insaisissable, entre le monde des objets et le monde de la vie. Déjà, il y aura bientôt cent ans, Husserl s’en inquiétait (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale plus connu sous le terme de Krisis) en mettant en cause le caractère abstrait des sciences galiléennes. L’approche phénoménologie qu’il développe consiste à observer les événements tels qu’ils se présentent aux yeux de l’observateur sans l’interpréter au travers d’idées a priori. Ainsi, pour le commun des mortels, l’idée que la Terre est plate ou qu’elle ne se meut pas n’a rien de stupide : elle correspond à leur vécu quotidien. Après tout, même une représentation dans ses trois dimensions ne suffit pas dans l’interprétation einsteinienne.

    Et objectivisme ne veut pas dire objectivité. D’autres critiques émanent de scientifiques de diverses origines. Pour Dominique Pestre (2003), historien des sciences, la science étant devenue un instrument de pouvoir, il existe des « régimes de production des savoirs » subordonnés aux intérêts politiques et financiers : ceux-ci ont donc la capacité d’orienter le champ de la recherche et de la découverte. Des philosophes et sociologues comme Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend (qui prônait la séparation de la politique et de la science et le contrôle démocratique de celle-ci) portaient le même regard. Plus récemment Bruno Latour a été jusqu’à affirmer que tout énoncé scientifique n’a de vérité que relativement à une culture, un environnement, une façon de penser (La Science en action, 1989).

    Ce dernier point de vue est conforté à l’examen de ce qui est hors du monde occidental. Les sciences en Chine par exemple ne se sont pas développées sur les mêmes bases : il y a dualité (le blanc et le noir sont inséparables et se complètent) et non dualisme (le blanc et le noir s’excluent). Bien avant nous les Chinois ont su manier les combinaisons binaires (YI-King), la notion de champ si contre-intuitive pour un esprit européen, etc. Pour eux l’énergie du qi circule dans tous les êtres vivants ou non (le prana des Indiens). Tout cela nous surprend, comme étaient surpris jadis les lettrés chinois devant les fastidieuses démonstrations mathématiques que leur montraient les Jésuites : pourquoi ces complications quand le résultat est évident ?

    On peut donc affirmer qu’il y a plusieurs façons d’appréhender la réalité de ce monde. Aucune n’est parfaite ni exhaustive. Il importe donc de garder l’esprit ouvert. Nous avons besoin d’autres regards pour sortir de cette civilisation de mécaniciens et de financiers. Et on aurait garde d’oublier ce puissant moyen d’appréhender le Monde, l’Art dont l’expression diffère selon les cultures (voir Philippe Descola, Les formes du visible, 2021). D’une façon plus générale la poïèsis de Platon définie comme étant ce qui fait passer la chose du non-être à l’être.

     

    Pierre Marsal (27/04/2023)

    ___________________________________________________________________

    1 Sondage « Les Français et la science 2021 », Science&You, université de Lorraine.

    2 Une autre explication serait le développement de l’imprimerie, moyen essentiel de diffusion des connaissances dans des langues capables de signifier tous les mots du vocabulaire dans un alphabet comprenant à peine une trentaine de caractères disjoints. Pour le philosophe et philologue Heinz Wismann, ce serait la doctrine chrétienne de l’Incarnation qui en serait le moteur : si Dieu s’est incarné en le monde, comprendre ce monde c’est se rapprocher de lui.


    10 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique