• Une économie pour le nouveau siècle ?

    par Pierre MARSAL

    22 novembre 2020

     

    Dans un billet précédent avait été développée l’hypothèse qu’avec le choc provoqué par la pandémie de Covid-19 nous entrions dans un nouveau siècle, le vingt-et-unième, et que le futur allait être à réinventer1. Dès avant cet événement les économistes Esther Duflo et Abhijit Banerjee s’étaient interrogés sur les façons de remédier aux désastres qui se profilaient déjà : les inégalités qui explosent, les désastres politiques, l’arrogance des dictateurs ou de leurs alter ego élus, les catastrophes environnementales qui s’accumulent, etc.

    De ce questionnement est sorti un gros ouvrage de 544 pages (Economie utile pour des temps difficiles, Ed. Le Seuil, 2020), publié en anglais en 2019, l’année où ils furent récompensé du prix Nobel d’économie. Après Gérard Debreu, Maurice Allais et Jean Tirole, Esther Duflo est donc la quatrième dans la trop courte liste des Français ayant obtenu cette distinction. Leur point de vue mérite donc quelque attention.

     

    Leur ambition est grande : « Nous avons écrit pour redonner espoir (…). L’objectif que nous poursuivons : bâtir un monde plus humain…. ». Mais à la mesure de leur modestie : « Nous sommes convaincus que, lorsque l’opinion du public et celle des économistes diffèrent, ce ne sont pas toujours ces derniers qui ont raison. …il nous arrive d’oublier où finit la science où commence l’idéologie». Il n’empêche que leur discours est solidement construit et riche en références et en propositions. Il n’étonnera personne d’apprendre que cette approche est à l’opposé des théories trumpistes ou populistes et qu’elle suscite des critiques dans les milieux les plus conservateurs et dans le mainstream des idéologues « systématiquement en faveur du laisser-faire et de la concurrence débridée ».

    Il est impossible en deux pages de synthétiser un tel ouvrage d’une telle densité, nourri d’informations et études, et pourtant aisé à lire. On se contente de mentionner quelques éléments-clés

     

    -  Pourquoi une telle panique devant l’immigration mondiale alors que celle-ci (3 %) est identique à ce qu’elle fut en 1960 ou 1990 ? « Les politiques attisent les peurs en tordant les faits ». La rigidité du marché du travail fait que l’immigration n’a pas d’impact sur celui-ci. Une vraie question serait la capacité des villes à faire face aux migrations intérieures : les pays que les gens semblent pressés de quitter ne sont pas toujours les plus pauvres.

     

    - Le commerce international, fondé sur la nécessité discutable du libre-échange et les bienfaits de la loi des avantages comparatifs, a été beaucoup moins bénéfique que beaucoup ne l’espéraient. En fait la mondialisation détruit des emplois. Elle est surtout défavorable aux pays riches.

     

    La polarisation des sociétés, manifestation de préférences antagonistes, s’accentue : Démocrates vs Républicains aux USA, castes en Inde, hostilité à l’immigration eu Europe. Internet et les réseaux sociaux contribuent fortement à exacerber ces oppositions. Les politiques de « discrimination positive » peinent à résoudre ce problème.

     

    - La croissance est-elle terminée ? Il ne faut pas se faire d’illusions, ce sont les 150 ans écoulés entre 1820 et 1970 qui furent exceptionnels (plus de 2 % / an en moyenne). Au mieux on reviendra à la moyenne de très longue période (0,8 % entre 1700 et 2012). En dehors de grands pays comme l’Inde et la Chine qui avaient un retard à rattraper, nous serions embarqués dans un mouvement de « stagnation séculaire ».

     

    - La mauvaise science économique « justifie les cadeaux faits aux riches et la réduction des programmes d'aide sociale ». Les auteurs critiquent acerbement les politiques de Reagan et Thatcher, la stupidité de la « théorie du ruissellement 2», etc. Toutes les recettes obsessionnelles de relance de la croissance ont échoué ou échoueront : développement des infrastructures, innovations technologiques (Silicon Valley), technologie numérique, forte baisse des impôts, etc… C’est que, dans la réalité, la productivité globale des facteurs de production ne progresse plus.

     

    - Des solutions existent. Dans l’ouvrage elles sont détaillées, argumentées, justifiées. Dans ce très bref résumé on doit se contenter de lister les principales, chacune répondant à des problèmes spécifiques : Green New Deal, taxe carbone (adaptée pour ne pas « faire payer les pauvres ») ; revenu de base universel généralisé, inconditionnel et dégressif avec suppression de toutes les autres allocations ou aides fiscales ; impôt négatif sur le revenu ; impôt progressif sur la fortune ; augmentation des impôts aux USA pour les aligner sur les prélèvements européens ; subventionner le bien commun (services publics intensifs en travail : personnes âgées, enseignement…), etc. L’accent est mis sur la réduction des inégalités.

     

    En bref il s’agirait de substituer une économie de la solidarité, du bien-être et du « care », à une économie de la croissance du PIB, de la productivité, de la compétitivité. Rien de bien révolutionnaire, cela s’inscrit plutôt dans une problématique sociale-libérale.

    Il reste à savoir si, à une époque on nous avons tous conscience de la nécessité de changer de paradigme politico-socio-économique, ce changement proposé sera entendu, alors que l’opinion est soumise aux fausses évidences distillées par les « pseudo-économistes des plateaux de télévision ». Il reste à savoir si cet ouvrage, écrit avant la pandémie, est à la hauteur des nouveaux défis que nous avons à surmonter. Il reste à savoir si la menace montante des nationaux-populismes ne risque pas de nous emporter dans une dérive mortifère.

     

     

     

     

    1  http://discussions.eklablog.com/enfin-le-vingt-et-unieme-siecle-a204185142

    2  Ou théorie du cheval et du moineau « Si vous donnez au cheval assez d’avoine, il en ressortira bien quelque chose sur la route pour le moineau » (J. K. Galbraith, 1890)

     

    « Non aux caricatures de Mahomet à l'école !"Un pognon de dingues !" et "Quoi qu'il en coûte !" »

  • Commentaires

    1
    Pierre M.
    Lundi 7 Décembre 2020 à 23:46

    Pour compléter cette note dans laquelle elle était citée, voici une interview d’Esther Duflo, pour « Le Monde » et TV5monde (5 décembre 2020). 

    http://www.tv5monde.com/emissions/episode/internationales-esther-duflo

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