• Dans le concert des nations, y a t-il des Bons et des Méchants ?

    par Pierre Marsal

    8 février 2022

    A lire la presse, à écouter les médias, le monde est partagé entre les bonnes et naïves démocraties d’un côté, les vilaines autocraties de l’autre. Démocraties qui ne sont pas parfaites, ni toujours solidaires, comme en témoigne le « submarine Gate » infligé par nos alliés américains et australiens, avec la complicité de nos amis anglais. Il n’empêche que ce qui nous rapproche est plus important que ce qui nous oppose. Ce qui nous oppose aux vrais « méchants », russes, chinois, turcs, afghans, etc.

     Evidemment il n’est pas question ici de défendre ceux dont nous réprouvons le comportement ou la politique. Bien au contraire : aucun d’entre nous sans doute ne souhaiterait vivre dans ces pays, sous ces régimes, qui vont à l’encontre des valeurs qui nous sont chères, des mœurs auxquelles nous tenons. Il s’agit surtout de comprendre les raisons qui les conduisent à se comporter comme ils se comportent. A moins de supposer que les Occidentaux ont le monopole de la rationalité et du sens de la justice, il y a des explications simples à ces états de fait. Comprendre ne signifie admettre, encore moins adopter : une meilleure compréhension peut éviter de graves interprétations, voire de préjudiciables décisions.

     

    Prenons quelques exemples tirés de la situation actuelle.

    - Ainsi pour la Russie qui semble menacer l’Ukraine.

    Il faut savoir que ce grand pays souffre depuis longtemps d’une fièvre obsidionale : ce vieil empire s’est constitué, agrandi tout au long des siècles en luttant contre les invasions venues d’Asie (Huns, Mongols, Tatars) ou de l’ouest (Napoléon, Hitler). Au siècle dernier il a été particulièrement meurtri dans la guerre (perdue) contre le Japon (1904-1905), et (gagnée au prix de très lourdes pertes) contre l’Allemagne hitlérienne (1941-1945). Cet immense pays, qui craint au moins – sinon plus – les ingérences de l’Est que celles de l’Ouest, n’a jamais connu ce qu’on appelle « démocratie » : pour tenir en main l’unité et la sécurité de ce qu’on a appelé la « Sainte Russie »1, le pouvoir a toujours été confié à un autocrate.

    Et quand on se souvient de la crise provoquée par l’affaire des missiles soviétiques à Cuba en 1962, menaçant les USA, comment être étonnés de la réaction d’un Poutine voyant les armes potentiellement agressives s’installer aux portes de son empire ? Qui plus est dans des pays slaves. Sans compter qu’avec la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie cette organisation militaire n’avait plus de raison d’être. Sans compter que les Occidentaux avaient promis à Gorbatchev en 1990 que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est. Promesse non tenue (Hongrie, Pologne, Pays Baltes, Bulgarie, Roumanie, et je dois en oublier) 2. Etonnons-nous du bras de fer actuel !

    L’activisme russe hors de l’Europe, en Afrique en particulier, son nouveau rapprochement discret de la Chine, participent de cette volonté de dé-encerclement.

     

    - Quant à la Chine, il faut savoir aussi que ce pays n’a jamais connu ce qu’on appelle « démocratie ». Au contraire, il existe un quasi-contrat entre le « Fils du Ciel » (Tiānzǐ) et son peuple, qui lui demande surtout de lui procurer justice, paix et nourriture. Les dirigeants faibles ou incapables sont éliminés. Rien n’est changé aujourd’hui. Le mandat de Xí Jìnpíng durera ce que durera sa réussite (économique, scientifique, sanitaire avec la Covid, et même sportive avec les JO).

    Pour la Chine, le point crucial est la question de l’alimentation. Aujourd’hui la Chine est le plus gros importateur de produits alimentaires après les USA (160 milliards de dollars, contre 163 en 2020). Elle dispose d’environ 9 % des terres cultivables mondiales, mais nourrit près de 20 % de la population du monde.

    Sans entrer dans les détails de son histoire3, force est de constater que la question de l’agriculture et de la régulation de la production agricole a toujours été, bien avant l’unification du pays, la principale préoccupation des dirigeants4. Après de nombreux avatars de son histoire, fort des expériences calamiteuses d’un passé récent (la soumission aux puissances étrangères), le régime chinois actuel ne supporte pas l’idée d’être dépendant d’autres puissances pour sa nourriture, mais il sait qu’il lui est difficile d’être autosuffisant du fait de la croissance de la population et surtout de celle de son niveau de vie. Sa géopolitique actuelle vise surtout à sécuriser son économie, sa principale crainte étant celle de son encerclement par le biais de méga-zones d’accord commerciaux entre les USA et leurs principaux partenaires. L’efficience économique du néo-ordo-capitalisme chinois, n’est pas plus satisfaisante que les autres formes de capitalisme sur les plans éthique et écologique.

     

    - On pourrait trouver des origines historiques compréhensibles pour des politiques d’Etats que l’on trouve, souvent à juste titre, agressives. Notamment dans le cas de pays qui furent puissants et qui se trouvent déclassés. Ainsi l’Iran avec le renversement de Mossadegh sous l’influence des USA en 1953, la Turquie rejetée de l’Europe où elle aspirait à entrer, la Corée du Nord (mais aussi du Sud), traumatisée par l’occupation et l’annexion nipponne, l’Afghanistan, pays qu’aucun conquérant n’a jamais pu définitivement soumettre (Perses, Grecs, Moghols, Turcs, Russes, Anglais, Américains). Aujourd’hui nombre de pays africains, pourtant libérés du colonialisme, ne supportent plus le paternalisme des Grands. Car ces pays ont aussi connu de grands et puissants empires (royaumes du Bénin, du Dahomey, du Mali, empire Wolof, etc..).

     

    Qu’on ne se méprenne pas, comprendre ne veut pas dire accepter. Ni juger car il ne fait pas bon de mélanger histoire, politique avec éthique. On peut réprouver l’agressivité russe, la persécution des minorités ouïghours (on ne parle plus des tibétains), la cruauté des talibans, etc. Tout en gardant en mémoire que toutes les grandes civilisations ont été aussi des grands oppresseurs : les Européens avec la traite négrière, et même le colonialisme de la France quand elle se déclarait pourtant « pays des Droits de l’Homme ».

    Comprendre n’est pas justifier, mais peut éviter de conduire des gouvernants à des impasses politiques dangereuses et mener des peuples à des haines xénophobes.

     _________________________________

    1 Pour Pouchkine, il n’y avait rien de religieux dans ce concept : la Sainte Russie ce serait plutôt l'immensité du paysage et les perspectives sans limites de son destin.

    2 Toujours en retard sur l’Histoire, alors que cette institution n’avait plus sa raison défensive d’être, en 2008 la France a repris sa place au sein du commandement intégré de l’OTAN, place que le général de Gaulle lui avait fait quitter dans les années 60.

    3 Voir : Jean-Marc Chaumet, Thierry Pouch, 2017, La Chine au risque de la dépendance alimentaire, Presses Universitaires de Rennes, 212 p.

    4 Guan Zhong, Premier ministre de l’Etat de Qi, six siècles avant notre ère, fut un des grands penseurs de la politique de sécurité alimentaire. Il est curieux d’observer qu’on retrouve dans la Chine antique, bien des siècles avant l’Europe, des oppositions de doctrines comme celles qui partagèrent l’Europe telles que mercantilisme, physiocratie, interventionnisme, centralisme économique.

     

     

    « Peut-on vivre avec le virus ?La Nature existe-telle ? »

  • Commentaires

    1
    Samedi 12 Février 2022 à 15:18

    Juste une précision sur la locution "fièvre obsidionale", que j'ignorais avant de te lire. Alors j'ai trouvé ceci : "psychose collective à laquelle est en proie une population assiégée, ou délire de quelqu'un qui se croit assiégé". C'est en effet complètement adapté à la situation de la Russie, ou du moins de son dirigeant principal. Reste à savoir si c'est une menace réelle, ou une simple croyance, une question de principe de la part d'un paranoïaque.

      • Pierre M.
        Lundi 14 Février 2022 à 11:35

        Sans mettre en cause la pertinence de tes références, je ne dirais pas que la fièvre obsidionale est une névrose. A moins que je n’aie utilisé un terme inapproprié.

        Ce dont il s’agit c’est de l’agressivité. C’est une réaction naturelle, bien connue de tous les biologistes et/ou éthologues. Ainsi Konrad Lorenz (L'Agression, une histoire naturelle du mal (trad.1977).ou Henri. Laborit (La nouvelle grille, 1974), ont montré que l'agressivité est un comportement indispensable de survie immédiate de tout être vivant et, par voie de conséquence, une des conditions nécessaires à la cohésion des sociétés animales ou humaines, en générant et en régulant les relations de dominance entre individus ou entre groupes. Lorsque les individus, à tort ou à raison se sentent menacés et qu’ils pensent ne pas avoir d’alternative (comme la fuite) face à ce qui ils pensent constituer un danger, leur niveau d’agressivité s’accroit. Le cas typique est celui du chien qui montre les dents quand on s’approche de son os.

         

        Poutine montre les dents quand l’OTAN continue à s’approcher de lui. Espérons qu’il ne mordra pas

    2
    Pierre M.
    Mercredi 23 Février 2022 à 11:02
    Hélas l’animal ne se contente plus de montrer les dents. Il commence à mordiller. Jusqu’où cela ira-t-il ? Suffira-t-il de crier contre lui, de lui faire les gros yeux, de le tapoter pour qu’il lâche ? Nous sommes arrivés à un stade où la menace entraîne d’autres menaces. On peut prendre des mesures de rétorsion, mais Poutine peut surenchérir, car il tient le robinet de l’énergie (le gaz) et de l’alimentation (le blé). Certes la Russie souffrira à ce jeu, mais le peuple russe a l’habitude de souffrir et d’obéir, tout en étant convaincu de faire œuvre patriotique. On ne peut pas en dire autant aujourd’hui des démocraties européennes.
    3
    Pierre M.
    Samedi 5 Mars 2022 à 11:30

    Depuis la publication de ce premier billet, il y a presqu’un mois, le 8 février dernier, les choses se sont aggravées avec l’invasion violente de l’Ukraine. Et à ce jour on ne voit aucune issue pacifique, car, comme le disent ou l’écrivent les médias, « personne n’est dans la tête de Poutine ». Cela n’empêche pas d’essayer de comprendre quels sont les déterminants de ses actes.

     

    Sans excuser on peut comprendre la folie poutinienne, chef d’un grand pays sujet à la fièvre obsidionale, humilié par sa décadence et berné par des promesses non tenues. A qui on a voulu faire payer l'horreur stalinienne. 

    Cela ne l’excuse pas, car à cette aune on pourrait en arriver à excuser Hitler (humiliation de la défaite de 1918, des dommages de guerre, de l’occupation de la Ruhr, du couloir de Dantzig….).

     

     

    Il y a d’autres éléments à prendre en compte, par exemple.

    - Les spécificités de la culture slave : le sociologue Henri Mendras, grand spécialiste de la ruralité et de la paysannerie, expliquait certains traits de caractère des Russes (moments d’exaltation imprévisible et dangereux suivant des périodes d'abattement et de résignation), par la façon dont les mères… emmaillotaient leurs enfants ! Très serrés, ce qui fait que les nourrissons vivaient des périodes d’enfermement physique et psychique intense suivis par des moments de joie et de délivrance une fois que les mamans les démaillotaient en leur faisant force bisous.  

    Ça vaut ce que ça vaut, mais on retrouve un peu ce type de comportement dans les personnages fous de Gogol ou de Dostoïevski. Mais le prince Mychkine de l’Idiot était un idiot intelligent et sympathique, lui !

     

    - L’isolement du despote : ce qui est grave c’est qu’apparemment il règne sans contre-pouvoir. En URSS comme en Chine actuellement, le Parti avec son Comité central est un contre-pouvoir (voir les limogeages de Khrouchtchev, Gorbatchev, Hu Jintao remplacé par Xi Jinping, lequel est en principe solidement accroché au pouvoir, mais qui sait…). Poutine est entouré de flagorneurs qu’il terrorise, soutenu par une Douma qui obéit. Avec la puissance nucléaire le pire n’est pas impossible.

    Qu’aurait fait notre Président Paul Deschanel s’il avait eu l’opportunité d’appuyer sur de bouton de l’Apocalypse nucléaire, au lieu de descendre du train en pyjama ou de monter aux arbres de l’Elysée en croassant ?

     

    4
    Pierre M.
    Mercredi 1er Mai à 14:49

    Voici, ci-dessous en caractères italiques,  une information très pertinente de Jean-Marie Devillard, en date du 29 avril 2024, qui complète l’image qu’on peut se faire de la Russie actuelle.

     

    Éternelle Russie ? Le regard de Custine, 1839


    La Russie en 1839, récit de voyage d'Astolphe de Custine, offre de ce pays un portrait dont l'acuité est toujours soulignée aujourd'hui. Samantha Caretti évoque la déception de l'écrivain devant ce régime despotique dont il rêvait, et les réactualisations dont son œuvre fait régulièrement l'objet.  

    Difficile aussi de ne pas penser à la Russie poutinienne actuelle.

     

    Le livre d’A. de Custine, « La Russie en 1839 » est parfois considéré comme le pendant russe de l’essai « De la démocratie en Amérique » d’Alexis de Tocqueville

    L’émission :

    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/concordance-des-temps/eternelle-russie-le-regard-de-custine-1839-5767066 

     

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