• par Pierre MARSAL

    22 novembre 2020

     

    Dans un billet précédent avait été développée l’hypothèse qu’avec le choc provoqué par la pandémie de Covid-19 nous entrions dans un nouveau siècle, le vingt-et-unième, et que le futur allait être à réinventer1. Dès avant cet événement les économistes Esther Duflo et Abhijit Banerjee s’étaient interrogés sur les façons de remédier aux désastres qui se profilaient déjà : les inégalités qui explosent, les désastres politiques, l’arrogance des dictateurs ou de leurs alter ego élus, les catastrophes environnementales qui s’accumulent, etc.

    De ce questionnement est sorti un gros ouvrage de 544 pages (Economie utile pour des temps difficiles, Ed. Le Seuil, 2020), publié en anglais en 2019, l’année où ils furent récompensé du prix Nobel d’économie. Après Gérard Debreu, Maurice Allais et Jean Tirole, Esther Duflo est donc la quatrième dans la trop courte liste des Français ayant obtenu cette distinction. Leur point de vue mérite donc quelque attention.

     

    Leur ambition est grande : « Nous avons écrit pour redonner espoir (…). L’objectif que nous poursuivons : bâtir un monde plus humain…. ». Mais à la mesure de leur modestie : « Nous sommes convaincus que, lorsque l’opinion du public et celle des économistes diffèrent, ce ne sont pas toujours ces derniers qui ont raison. …il nous arrive d’oublier où finit la science où commence l’idéologie». Il n’empêche que leur discours est solidement construit et riche en références et en propositions. Il n’étonnera personne d’apprendre que cette approche est à l’opposé des théories trumpistes ou populistes et qu’elle suscite des critiques dans les milieux les plus conservateurs et dans le mainstream des idéologues « systématiquement en faveur du laisser-faire et de la concurrence débridée ».

    Il est impossible en deux pages de synthétiser un tel ouvrage d’une telle densité, nourri d’informations et études, et pourtant aisé à lire. On se contente de mentionner quelques éléments-clés

     

    -  Pourquoi une telle panique devant l’immigration mondiale alors que celle-ci (3 %) est identique à ce qu’elle fut en 1960 ou 1990 ? « Les politiques attisent les peurs en tordant les faits ». La rigidité du marché du travail fait que l’immigration n’a pas d’impact sur celui-ci. Une vraie question serait la capacité des villes à faire face aux migrations intérieures : les pays que les gens semblent pressés de quitter ne sont pas toujours les plus pauvres.

     

    - Le commerce international, fondé sur la nécessité discutable du libre-échange et les bienfaits de la loi des avantages comparatifs, a été beaucoup moins bénéfique que beaucoup ne l’espéraient. En fait la mondialisation détruit des emplois. Elle est surtout défavorable aux pays riches.

     

    La polarisation des sociétés, manifestation de préférences antagonistes, s’accentue : Démocrates vs Républicains aux USA, castes en Inde, hostilité à l’immigration eu Europe. Internet et les réseaux sociaux contribuent fortement à exacerber ces oppositions. Les politiques de « discrimination positive » peinent à résoudre ce problème.

     

    - La croissance est-elle terminée ? Il ne faut pas se faire d’illusions, ce sont les 150 ans écoulés entre 1820 et 1970 qui furent exceptionnels (plus de 2 % / an en moyenne). Au mieux on reviendra à la moyenne de très longue période (0,8 % entre 1700 et 2012). En dehors de grands pays comme l’Inde et la Chine qui avaient un retard à rattraper, nous serions embarqués dans un mouvement de « stagnation séculaire ».

     

    - La mauvaise science économique « justifie les cadeaux faits aux riches et la réduction des programmes d'aide sociale ». Les auteurs critiquent acerbement les politiques de Reagan et Thatcher, la stupidité de la « théorie du ruissellement 2», etc. Toutes les recettes obsessionnelles de relance de la croissance ont échoué ou échoueront : développement des infrastructures, innovations technologiques (Silicon Valley), technologie numérique, forte baisse des impôts, etc… C’est que, dans la réalité, la productivité globale des facteurs de production ne progresse plus.

     

    - Des solutions existent. Dans l’ouvrage elles sont détaillées, argumentées, justifiées. Dans ce très bref résumé on doit se contenter de lister les principales, chacune répondant à des problèmes spécifiques : Green New Deal, taxe carbone (adaptée pour ne pas « faire payer les pauvres ») ; revenu de base universel généralisé, inconditionnel et dégressif avec suppression de toutes les autres allocations ou aides fiscales ; impôt négatif sur le revenu ; impôt progressif sur la fortune ; augmentation des impôts aux USA pour les aligner sur les prélèvements européens ; subventionner le bien commun (services publics intensifs en travail : personnes âgées, enseignement…), etc. L’accent est mis sur la réduction des inégalités.

     

    En bref il s’agirait de substituer une économie de la solidarité, du bien-être et du « care », à une économie de la croissance du PIB, de la productivité, de la compétitivité. Rien de bien révolutionnaire, cela s’inscrit plutôt dans une problématique sociale-libérale.

    Il reste à savoir si, à une époque on nous avons tous conscience de la nécessité de changer de paradigme politico-socio-économique, ce changement proposé sera entendu, alors que l’opinion est soumise aux fausses évidences distillées par les « pseudo-économistes des plateaux de télévision ». Il reste à savoir si cet ouvrage, écrit avant la pandémie, est à la hauteur des nouveaux défis que nous avons à surmonter. Il reste à savoir si la menace montante des nationaux-populismes ne risque pas de nous emporter dans une dérive mortifère.

     

     

     

     

    1  http://discussions.eklablog.com/enfin-le-vingt-et-unieme-siecle-a204185142

    2  Ou théorie du cheval et du moineau « Si vous donnez au cheval assez d’avoine, il en ressortira bien quelque chose sur la route pour le moineau » (J. K. Galbraith, 1890)

     


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  • par Benoît DELCOURT

    18 novembre 2020

     

    Maintenant qu’est peu ou prou retombée l’émotion liée à l’assassinat d’un professeur sympathique et compétent, le type même du « bon prof » , il est possible de s’interroger sur l’opportunité de discuter de la présentation à l’école des caricature de Charlie Hebdo. Cette utilisation de caricatures ne fait pas l’unanimité du corps enseignant, et d’ailleurs Samuel Paty se posait des questions sur sa légitimité. Il n’est pas question d’approuver ici la barbarie de l’acte dont a été victime Samuel Paty, que ce soit bien clair.

    Qu’un journal présente des caricatures me semble parfaitement normal. Il s’adresse à des adultes et le droit au blasphème ne doit pas être limité. Après tout, un adulte musulman ou chrétien doit être capable de défendre sa foi contre ceux qui la moquent. De toutes façons, « tout ce qui est excessif est insignifiant », et ces caricatures ne gènent vraiment que ceux des adultes qui ne sont pas très surs de leur foi.

    Mais à l’école ? A l’école, on a affaire à des personnes qui se cherchent, qui ne sont pas encore déterminées sur ce qu’elles garderont de la foi ou de l’absence de foi de leurs parents, en tous cas pas tous. Montrer des caricatures de Mahomet vaut affirmation, pour certains de ces jeunes en devenir, que le religion musulmane est erronée, ridicule. Evidement ce n’est pas le but de l’enseignant d’arriver à ce piètre résultat, mais c’est pour quelques uns ce qu’ils retiennent d’une telle présentation. : Le rôle de l’enseignant est de présenter aux jeunes gens toutes les possibilités qui leur sont offertes, de telle manière qu’ils puissent choisir plus tard leur métier futur ou leur foi, enfin ce qui sera leur vie.

    Ce genre de problème est plus compliqué pour les élèves musulmans que pour les élèves de racines chrétiennes: certains d’entre eux sont nouveaux venus dans le système scolaire Français et peuvent n’en pas connaître encore tout ce qui s’y fait ou ne s’y fait pas. Ils viennent souvent de pays où l’existence d’Allah est un postulat qui fait partie de la vie de tous les jours, et voir ce postulat raillé en classe est alors pour certains très violent. Je ne crois pas que cette violence soit opportune, et éduque vraiment à la liberté de penser.

    Enfin, parlons laïcité. Il est dit dans la loi de 1905 que l’Etat ne reconnait pas les cultes. Très bien, au moins les cultes n’ont pas de compte à rendre à l’Etat, et par exemple ce dernier ne se mèle pas de la nomination des évêques ou pasteurs. La tradition, depuis 1905, veut que l’Etat soit bienveillant envers les religions, mais pas plus. L’Etat est donc neutre au point de vue religieux, c’est une chose que tous les Français acceptent et dont ils profitent (plus de guerre de religions !). Mais l’Education Nationale, c’est l’Etat ! Où est sa neutralité quand certains lycéens se sentent ridiculisés parce que musulmans ?

     


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  • par Pierre MARSAL

    14 novembre 2020

     

    Il est curieux de constater que les siècles réels ne coïncident pas avec les dates du calendrier. Aux temps où l’Europe dominait la planète les changements de la marche du monde peuvent être datés : 1715 à la mort de Louis XIV, 1815 avec la fin de l’Empire français, 1918. Aujourd’hui 2020 ?

    Il est de fait que, pour tout processus dynamique – et la société en est un –, les grands changements, mutations, métamorphoses, catastrophes, crises… qu’importe le terme employé, ne se font pas dans la continuité. Ce sont des changements brutaux, parfois des ruptures, qui s’opèrent lorsque des forces d’évolution s’opposent à des forces de conservation. Le choc est d’autant plus violent qu’est forte la résistance au changement, comme dans le cas des tremblements de terre. L’imago d’un insecte ne ressemble pas à sa larve. Le monde d’après 1918 n’était plus celui d’avant 1914.

     

    Coup de tonnerre dans un ciel sans nuages ? Des penseurs de nationalités, de sensibilité politique, de champs disciplinaires différents avaient pressenti l’avènement de telles crises : l’historien allemand Georg Gervinus, le philosophe italien Giuseppe Ferrari au XIXe siècle. Plus remarquable fut l’analyse de Pierre Kropotkine, anarchiste et savant de haut niveau (il fut un des propagateurs de la pensée de Darwin). Dans l’analyse qu’il faisait de la société de son temps, il prévoyait – et souhaitait – une très proche et très violente explosion sociale : « Si la révolution s’impose dans le domaine économique, si elle devient une impérieuse nécessité dans le domaine politique, elle s’impose bien plus encore dans le domaine moral » (Paroles d’un révolté, 1885, p. 19). Mais ce qui frappe à la lecture de son ouvrage, ce ne sont pas ces professions de foi sans cesse répétées, ce sont ses analyses qui demeurent d’actualité, derrière un vocabulaire pourtant très dépassé (par exemple du terme « agiotage » pour décrire l’utilisation du marché des capitaux à des fins contraires à l’intérêt productif). Analyse pertinente, mais prévision erronée : il n’y eut pas de révolution mondiale. A moins que la boucherie de 14-18 n’ait servi de catharsis, de sanglant exutoire.

     

    Pour ce qui nous concerne aujourd’hui, outre les écrivains de fiction, longue est la liste des auteurs détaillant déjà les dangers menaçant notre société : les excès de la croissance (Club de Rome, 1972), l’économisme (Claude Julien et le Monde diplomatique), la société de consommation (Jean Baudrillard, 1970 ; Pierre Clastres, 1972), l’aliénation de l’homme (Herbert Marcuse, 1968), l’organisation sociale et administrative (Cornélius Castoriadis, 1974 ; Pierre Rosanvallon, 1981), la société du spectacle (Guy Debord, 1967 et 1990), le développement inégal (René Dumont, 1988), le modèle économico-industriel (Michel Aglietta, 1976), l’oubli du vivant (René Groussard et Pierre Marsal, 1998), les décalages entre culturel et social (Roger Chartier, 1990) et, d’une façon plus générale, la modernité (Alain Touraine, 1993). Etc., etc. Une mention particulière doit être faite de Jacques Robin, créateur et animateur du fameux « Groupe des Dix »1 montrant l’asservissement de la culture par la technoscience : « La crise actuelle de l’occident ébranle les sources mêmes de notre vie individuelle, sociale, culturelle et morale » (Changer d’ère, Seuil, 1988, p. 61).

     

    Au total tous les ingrédients expliquant l’émergence d’une future crise majeure de notre civilisation étaient assemblés. Sans pour autant pouvoir prévoir ce qu’il allait advenir. C’était plutôt l’idée diffuse qu’ « il n’est pas possible qu’il ne se passe pas quelque chose ». Mais quoi ? Les risques de pandémie n’étaient pas ignorés. En témoigne par exemple le cri d’alarme lancé à la fin des années 1980 par la Commission sur la recherche en santé pour le développement réunie par l’OMS. Ou encore un rapport de l’OTAN de 2009 (Multiple Futures Project: Navigating towards 2030), ou diverses études de la revue Futuribles. Ou encore par Bill Gates en 2015. Mais il ne semble pas – sauf erreur de ma part – qu’on ait pu imaginer l’impact de cette apparition sur l’ensemble des secteurs de notre société. La crise est globale comme le suggérait Jacques Robin dans la citation ci-dessus. Mais elle n’affecte pas que le seul monde occidental. Et elle ne fait que débuter.

     

    En tout cas elle balaie toutes les certitudes passées, toutes les règles qui semblaient essentielles il y a peu, comptables et financières par exemple. Elle contribue à inverser des processus qui paraissaient inéluctables comme la mondialisation. Elle participe à l’accroissement des inégalités sociales, à l’augmentation de la pauvreté, à une recrudescence de la violence. Elle restreint les libertés individuelles dont la lente progression constituait un des acquis fondamentaux des temps passés. Elle modifie les relations inter-individus et leur libre circulation. Elle réduit le champ de la gouvernance démocratique quand un Conseil de défense reproduit le mode de fonctionnement du Comité de salut public du temps des guerres révolutionnaires. C’est que nous sommes « en guerre ». On pourrait multiplier ces diagnostics et s’interroger sur la réversibilité de ces processus. Que restera-t-il de ces changements, les uns conjoncturels, mais beaucoup structurels, quand les effets de la pandémie se seront dissipés ? Il est bien difficile de le dire.

     

    Il est certain qu’on ne reviendra pas à la situation antérieure. Il serait intéressant de réfléchir à divers scenarii prenant en compte les certitudes et les incertitudes du présent. Mutation, révolutions ? Un nouvel équilibre en ressortira sans doute, différent du précédent. Mais cette attente est éprouvante.

     

    Comme Hermann Hesse le faisait dire à l'un de ses personnages : « La vie humaine ne devient une vraie souffrance, un véritable enfer, que là où se chevauchent deux époques, deux cultures, deux religions.... Il y a des époques où toute une génération se trouve coincée entre deux temps, entre deux genres de vie, tant et si bien qu'elle en perd toute spontanéité, toute moralité, toute fraîcheur d'âme » (H. Hesse, Le loup des steppes 1931).

     

    1  Le Groupe des Dix comprenait aussi : Henri Atlan, Jacques Attali, Robert Buron, Joël de Rosnay, Henri Laborit, Edgar Morin, René Passet, Michel Rocard, Michel Serres.

     


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  • par Pierre MARSAL

     

    8 novembre 2020

     

     

    Les récentes élections présidentielles américaines nous interrogent. Le mode de scrutin compliqué, le fait qu’une minorité d’électeurs peut emporter la décision (exemple de l’élection de Trump il y a quatre ans), qu’une seule voix sur plusieurs dizaines et même de centaines de milliers permet de « rafler la mise » (cas des grands électeurs de chaque Etat),… tout cela provoque un certain malaise. On peut y voir une certaine forme d’injustice.

    Les Etats-Unis d’Amérique n’en demeurent pas moins une grande démocratie.

     

    La question qui se pose alors est de savoir si l’expression de la volonté populaire avec ses différentes modalités est un marqueur de la démocratie. En fait :

    - Le principe de la consultation populaire est bien antérieur à la naissance des démocraties modernes.

    - La règle de majorité est loin d’être naturelle et elle peut être biaisée.

    - Aucun système de vote n’est capable de mesurer les préférences des individus

     

    1. Le principe de la consultation populaire est bien antérieur à la naissance des démocraties modernes.

    Ainsi dans le haut Moyen-Age, le droit du « peuple » à participer à l’élaboration des lois (distinguées des capitulaires émanent du pouvoir central, c’est-à-dire de l’autorité royale) était reconnu. Lointain héritage des institutions romaines, le principe de la participation populaire aux élections et aux délibérations a longtemps perduré, même s’il a peu à peu rétréci son champ d’exercice, se réduisant surtout à la désignation des curés et des évêques. Les modes d’élection étaient très variables, le plus souvent par acclamations ou tout autre manifestation physique (assis-debout, capuchon levé-baissé…). De gré ou de force la décision était prise à l’unanimité, les opposants éventuels se laissant convaincre par crainte ou par souci de solidarité de groupe. Les rares oppositions se traduisaient par des exclusions volontaires ou forcées, par des exils ou des schismes.

    Ce n’est que plus tardivement, vers le XIIème siècle que le vote majoritaire, vieux principe romain, est intervenu, avec diverses modalités pour remédier à sa brutalité (majorité des 2/3, des ¾, des 4/5, des 5/6…). Le secret du vote se répandit peu à peu de diverses façons (utilisation de fèves, de boules, de jetons). Le tirage au sort, mode très prisé par les anciens Grecs, car il évitait les fraudes et était sous le contrôle des Dieux, était également répandu. Enfin les élections à plusieurs degrés étaient parfois pratiquées (jusqu’à neuf degrés à Venise au XIIIéme siècle !).

    Enfin tous les cas de figure que nous connaissons aujourd’hui (majorité absolue et relative, durée du mandat, absentéisme, vacation, interdictions de cumul, tours de scrutin, etc.) étaient également connus au Moyen-Age. C’est surtout dans les communautés religieuses que ces systèmes se sont perfectionnés et complexifiés.

     

    2. La règle de majorité est loin d’être naturelle et elle peut être biaisée.

    De quel droit 51 individus sont légitimés à imposer leur choix à 49 qui sont d’un avis contraire ? Dans beaucoup de cultures ce point de vue est incompréhensible. En particulier dans les sociétés traditionnelles ou dans celles qui n’ont pas adopté (pas ou mal) nos valeurs occidentales. Ou bien on s’en remet aux divinités tutélaires en procédant au tirage au sort (toujours en vigueur chez nous : tribunaux, sport), ou bien on essaie d’obtenir le consensus. Ce peut-être par la discussion publique prolongée : c’est le système de la palabre africaine. C’est aussi ce que Jürgen Habermas prône pour faciliter la prise de décision dans les débats publics, l’éthique de la discussion. L’inconvénient de ce système est qu’il ne se prête pas aux décisions rapides lorsqu’il y a urgence. Aussi dans certains pays utilise-t-on la coercition ou le « bourrage d’urnes » pour obtenir des résultats frôlant l’unanimité, des 95% ou plus. Beaucoup de pays se donnent une apparence de démocratie à l’occidentale en procédant ainsi.

     

    S’il fallait une preuve de la difficulté de trouver une majorité valide il suffit d’observer que dans le monde entier il n’existe pas moins de vingt systèmes électoraux différents pour élire les Chambres basses (chez nous la Chambre des Députés).

    La signification même du terme majorité n’est pas claire puisque le bon vieux dictionnaire Littré (1873) regrette qu’il soit employé à la place de pluralité en indiquant « Majorité dans le sens de pluralité est un anglicisme. Avant l’introduction de ce mot qui date du XVIIIe siècle, on disait pluralité, qui valait infiniment mieux ».

     

    Enfin, comme vient de le démontrer l’économiste Julia Cagé (2020), l’influence de l’argent privé a une influence très significative sur les résultats électoraux, les partis les plus conservateurs d’un point de vue économique reçoivent davantage de dons et, par conséquent, se soucient plus des revendications des plus nantis (plus de l’ISF que de l’APL).

     

    3. Aucun système de vote n’est capable de mesurer les préférences des individus.

    Quand bien même toutes les précautions seraient prises pour assurer l’équité des consultations électorales, Condorcet a mathématiquement prouvé en 1785 que les résultats d’un vote ne pouvaient pas traduire la hiérarchie des préférences des individus. Cela résulte de la non transitivité des préférences selon les individus (démonstration assez simple mais un peu longue à décrire).

     

    Au total il est clair que ce serait un contresens de voir dans le principe majoritaire le synonyme d’une démocratisation des sociétés modernes.

    Quel que soit le système qui permet l’expression des citoyens, ce qui importe c’est qu’il y ait consensus pour lui reconnaître sa légitimité et son utilité. Ce qui vient de se passer aux Etats-Unis d’Amérique, avec cet afflux massif de votants, souvent dans des conditions difficiles (longues files d’attente) est un marqueur très positif. Par contre on peut s’inquiéter de la désaffection française.

    Notre Peuple serait-il devenu soudainement incivique ? Il est permis d’en douter.

    Alors pourquoi ?

     

    Quelques références

    - Julia Cagé, Libres et égaux en voix, Fayard, 2020, 272 p.

    - Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Flammarion, 2013, 208 p.

    - Joseph Morcel, L’histoire (du Moyen-Age) est un sport de combat, 2007, LAMOP, Paris I, 197 p.

    - Léo Moulin, Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes, in Politix, Revue des sciences sociales du politique, N° 43, 1998, pp. 117-162.

     

     

     


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  • par Pierre MARSAL

    3 novembre 2020

     

    En ce début de novembre la pandémie de Covid-19 est en pleine expansion dans nos pays occidentaux. Seconde vague, peut-être troisième vague, toujours est-il que les compteurs s’affolent : plus de 550 décès par million d’habitants en France, plus de 700 aux USA, plus de 1000 en Belgique mais aussi au Pérou.

    Pourtant en Extrême-Orient, là d’où provient le mal, la Covid-19 est pratiquement enrayée et les macabres statistiques sont nettement moins catastrophiques (à peine plus de 3 en Chine, 9 en Corée du Sud, un peu plus de 10 au Japon, et encore moins à Taïwan).

    Comment expliquer de telles différences ? Certainement pas la couleur de la peau ! Les différences de systèmes économiques, politiques et sociaux ? Non plus : Chine et Japon sont aux antipodes de ce point de vue. Il resterait la question culturelle. Ce qui apparente ces pays extrêmes orientaux ce sont effectivement leurs racines culturelles, les fondamentaux qui président à leur comportement et à leur éthique. Sans entrer ici dans le détail on prendra l’exemple de la Chine, le géant asiatique.

    La différence fondamentale entre eux et nous réside dans leur conception des relations de l’homme et de la société. Alors que nous autres occidentaux mettons l’accent sur l’individu, les orientaux privilégient le collectif. En matière d’éthique est emblématique l’impératif catégorique de Kant dont un des énoncés est le suivant

    « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ». C’est très clair. Même si depuis d’autres conceptions de l’éthique ont vu le jour (éthiques de la conviction, de la responsabilité, de la discussion, etc.) ont vu le jour, toutes ont l’individu comme acteur central.

    Il n’en va pas de même en Chine : l’individu n’est rien sans la collectivité. Et ce n’est pas depuis l’avènement du communisme. Comme l’écrivait Maurice Granet, pour les Chinois « l’homme doit tout à la civilisation : il lui doit l’équilibre, la santé, la qualité de son être. Jamais les Chinois ne considèrent l’homme en l’isolant de la société ; jamais ils n’isolent la société de la Nature. » (La pensée chinoise, 1934, p. 244). Plus récemment, citant le penseur confucéen Mencius (3 siècles avant notre ère), François Julien explicite sa pensée : « L’individualité, telle qu’il l’entend, est indissociable du phénomène d’interaction : l’individu existe donc bien, mais au lieu d’être perçu dans la perspective isolante d’un moi sujet, il est envisagé d’emblée comme partie prenante d’une relation » (Dialogue sur la morale, 1995, p. 31).

    Tout n’est que relations pour les Chinois, d’ailleurs la langue elle-même est conçue de la sorte : ainsi, alors que pour nous le mot « paysage » est un concept unitaire, il est traduit chez eux par deux caractères « haut-bas » ou «  montagnes-eaux ».

    Alors, comme l’écrivait encore Maurice Granet « Le bien sort d’un perfectionnement imposé par la société, — seule capable de tirer de l’homme brut des individualités morales » (op. cit. p.332). Cela peut expliquer notamment, sans le justifier, le peu d’enthousiasme de ce peuple pour notre Déclaration des droits de l’Homme, jugée trop individualiste. Mais il ne faudrait pas se méprendre : partant d’un a priori autre, la société chinoise en déduit des conséquences souvent identiques en matière d’éthique des relations interpersonnelles (bienveillance, compassion, entraide, altruisme, etc.). On peut finalement résumer leur attitude ainsi : l’individu doit rechercher le bien collectif car c’est le collectif qui assure le bien de l’individu.

    Avouons que ce n’est pas notre cas dans la conjoncture actuelle : chacun d’entre nous – moi le premier – plaide pour la réouverture de son commerce préféré. Chacun essaie de jouer avec les contraintes qui lui sont imposées. Nous nous préoccupons d’abord de notre intérêt personnel à court terme sans nous rendre compte qu’il peut en résulter de graves difficultés à plus ou moins longue échéance.

    Mon propos n’est ni de féliciter ni de condamner, seulement d’essayer de comprendre ce qui est en train de donner un avantage stratégique important aux peuples asiatiques. Alors que, surtout en période de crise, on a toujours tendance à trouver en l’Autre un bouc émissaire, il faudrait au contraire essayer de tirer des leçons sur ce que d’autres civilisations peuvent nous apporter : les Chinois, comme les Arabes, comme ce qu’on appelle curieusement les « civilisations premières » dont subsiste encore quelques échantillons.

     


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