• par Pierre MARSAL

    23 juin 2021

     

    Dimanche 20 juin 2021, premier tour des élections régionales et départementales en France. L’abstention, pourtant attendue, a battu des records inattendus : plus de 2 électeurs sur trois ne se sont pas déplacés (66,72 % des inscrits). Beaucoup s’en lamentent, d’autres trouvent diverses explications plus ou moins alambiquées à cet état de fait. Selon les diagnostics qui sont portés, des remèdes sont proposés allant de la généralisation du vote électronique à la sanction des abstentionnistes, comme cela existe dans certains pays, telle la Belgique (article 62 de la Constitution). En fait la vraie question est de savoir s’il s’agit d’un accident ou d’une tendance de fond. Tendance évidemment sujette à fluctuations selon la nature même de ces élections et de l’importance de ses enjeux : il est de fait que régionales et départementales sont les moins prisées des électeurs.

    Souvent la bonne conscience est convoquée : nos aïeux se sont battus pour nous obtenir ce droit de vote, dans d’autres pays les citoyens n’ont pas cette chance…

    Il est vrai que le droit de vote individuel, direct, accordé à chaque citoyen quels que soient son sexe, son statut économique et social, son niveau intellectuel et culturel, est emblématique d’une des trois devises de notre République, l’Egalité. Egalité parfaite, c’est d’ailleurs le seul domaine où elle existe. Etre électeur est plus qu’un droit, c’est aussi un statut social dans un collectif d’égaux, une dignité. Ce grand idéal de la Révolution Française – qui mettait Liberté et Egalité sur un même plan – est difficile à concevoir encore plus à réaliser. Même Karl Marx y apportait une nuance en revendiquant la juste répartition des biens, non pas selon les individus, mais selon les besoins de chacun. Aujourd’hui le consensus à l’égalité est rompu : notre société est de plus en plus inégalitaire, toutes les analyses économiques, sociales, culturelles, le démontrent. Et pas seulement les travaux magistraux de Thomas Piketty.

    Une première raison de cette désaffection citoyenne réside donc dans ce hiatus que soulignait Pierre Rosanvallon : « La démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société. En tant que souverains, les citoyens n’ont cessé d’accroître leur capacité d’intervention et de démultiplier leur présence. Ils ne se contentent dorénavant plus de faire entendre de façon intermittente leur voix dans les urnes » (La société des égaux, 2013). Il est plus facile et plus expéditif de revêtir un gilet jaune sur un rond-point que d’aller glisser un bulletin dans l’urne. Il est plus exaltant de communier dans une « nuit debout » avec d’autres concitoyens, place de la République à Paris que d’aller isolément, discrètement, déposer un bulletin dans l’urne.

    Une deuxième raison est sans doute liée à la pratique politique actuelle. A la « mal-représentation des invisibles » comme Pierre Rosanvallon l’expliquait plus récemment (Le Parlement des invisibles, 2014). L’invisibilité, qui est aussi inaudibilité, est une mort sociale. Le peuple ne se sent plus représenté par ceux à qui il délègue ses pouvoirs : il a le sentiment d’être incompris, oublié. Cette délégation ne recouvre plus la fonction « d’expression des besoins de la société ». Les mandataires qu’il élit le sont sur la base de promesses qu’ils ne tiendront pas, et pas toujours pour de mauvaises raisons. A noter que, pour des raisons similaires, les intellectuels qui se prétendent représentants du peuple ne sont pas mieux considérés. Ces sentiments sont d’autant plus exacerbés que le niveau de formation, de culture et d’information du public est bien plus élevé qu’il ne le fut dans le passé.

    Et c’est là sans doute la troisième raison. Jamais dans l’histoire de l’humanité une telle quantité d’information a circulé. Avec les médias du numérique chacun peut s’informer en temps réel de tout ce qui peut le concerner de près ou de loin. Et, surtout peut-être, chacun peut s’exprimer librement sur tout sujet, à tout moment. Alors que l’expression par voie des élections est limitée dans son objet et dans le temps. Alors que l’interaction de l’électeur avec son élu n’est qu’épisodique. Chaque blogueur à chaque fois qu’il se manifeste – souvent à tort et à travers – est assuré que son message sera reçu par une collectivité, plus importante que celle de son seul mandataire. Il peut avoir ainsi l’impression de peser sur la vie de sa collectivité. Et de peser en temps réel.

    Les responsables politiques ont peu à peu pris conscience de ce problème et essayé de trouver des initiatives susceptibles d’en tenir compte. Initiatives intéressantes se revendiquant de l’éthique de la discussion (voir Habermas) : Commission Nationale du Débat Public (CNDP), Grand Débat National de 2019, Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) constituée en 2019. Auparavant nous avions connu les différents Etats Généraux (le premier fut consacré à la Recherche par J. P. Chevènement en 1982) ou les « Grenelle ». Il faut bien le dire, toutes ces tentatives n’ont pas toujours été des réussites : oubliée la dynamique impulsée à la recherche, impuissants certains débats du CNDP lorsque la conflictualité des enjeux était puissante (Notre Dame des Landes), contestés et inaboutis les travaux de la CCC…

    Pourtant, avec le développement fulgurant des NTIC il serait théoriquement possible d’ajuster en permanence et en temps réel, les besoins des citoyens et les moyens à mettre en œuvre pour les satisfaire.

    C’est donc une véritable révolution des rapports du citoyen et du pouvoir qu’il faudrait pouvoir mettre en œuvre, en tenant compte des apports nouveaux de la science et de la technologie. Mais ce sont aussi d’autres rapports sociaux qu’il faudrait développer. En particulier en faisant en sorte que chacun d’entre nous se sente collectivement responsable et solidairement lié à ses concitoyens. Cela passait jadis, cela se passe encore dans certaines sociétés, par des rites d’intégration de l’Un au Multiple (le bizutage dans les Grandes Ecoles en est un peu la caricature).

     

    Deux observations pour finir.

    1) Il y a un risque à tenir de tels propos avant le second tour des élections. Risque assumé en faisant le pari que, si changement de tendance il y a (ce qui n’est pas évident) il ne sera que marginal : la dégradation de cette forme de civisme n’est sans doute pas achevée. Les jeunes, moins « civiques » sont peut-être en fait plus réalistes que leurs aînés qui votent un peu de façon routinière.

    2) Le présent texte complète ce qui avait déjà été écrit à l’occasion des élections américaines.

    http://discussions.eklablog.com/democratie-et-elections-l-exemple-americain-a204148840

     

     


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  • par Jean-Jacques VOLLMER

    15 juin 2021

    Un ami m'a transmis récemment une demande de soutien à une pétition (https://petitions.assemblee-nationale.fr/initiatives/i-444) déposée auprès de l'Assemblée Nationale, intitulée : « Les parents d'un enfant, c'est son père et sa mère ». La pétition a pour objet l'ajout d'un alinéa à l'article 310 du code Civil, dont la rédaction est la suivante :

    « La filiation est le lien qui rattache une personne à ses parents, c'est-à-dire ses père et mère, l’homme et la femme dont elle est née ou, dans les conditions prévues par la loi, ceux qui l’ont adoptée. »

    L'argumentaire est assez court et apparemment très rigoureux, se fondant essentiellement sur le fait que nulle part dans les textes législatifs et réglementaires ne figure une définition claire et non ambiguë des termes « parents » et « filiation ». Il m'a donc paru assez logique qu'un effort de clarification soit entrepris, sachant que pour se comprendre il faut attacher aux termes qu'on emploie la même signification.

    Après réflexion et exploration de l'environnement du dépôt de cette pétition, j'ai eu beaucoup de doutes, pour les raisons suivantes :

    • cette pétition se place dans le cadre de la loi « Bioéthique » en cours de discussion, donc très proche d'un nouveau débat sur la PMA et la GPA (et non de questions liées à l'héritage, ce que j'ai cru pendant un moment)
    • pourquoi la voie d'une pétition plutôt qu'une question à poser à la commission des lois qui débat de ce sujet ?
    • la pétition est déposée par « La manif pour tous » (il a fallu que je cherche pour le savoir...), dont on sait parfaitement l'opposition totale à toute forme de filiation fondée sur la PMA, la GPA et l'homoparentalité. Ce texte est donc juste l'action d'un lobby.
    • l'argumentaire ne propose aucune démonstration ni justification pour définir les termes, alors que c'est le but affiché au départ. Entre le titre qui affirme une définition et la modification proposée du code civil qui la met en forme, il n'y a aucune différence : on part d'un postulat pour arriver au même postulat, sans avoir de définition plus claire des termes employés
    • la rédaction est très subtile. En effet, le texte proposé ne fait nulle allusion ni à la PMA ni à la GPA pour ne pas braquer les parlementaires. De plus, si le terme « parents biologiques » était utilisé au lieu de « parents », ce serait beaucoup plus clair : la filiation de l'enfant d'un couple lesbien ne serait pas possible pour le deuxième parent, puisque le parent biologique (le père) serait dans tous les cas le donneur de sperme. Compte tenu de la position très opposée de « La manif pour tous » visible sur son site (https://www.lamanifpourtous.fr/), je m'interroge pour savoir pourquoi le terme de « biologique » a soigneusement été évité.

    J'ai donc fait savoir à mon ami que dans ces conditions je ne signerai pas cette pétition.





     


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  • par Pierre MARSAL

    6 juin 2021

     

    Faut-il le craindre ou l’espérer ? Tout et son contraire se disent à ce propos, témoignant de la méconnaissance que l’on a de ce sujet, de la Chine, de sa civilisation, de ses contraintes et de ses ambitions.

    Pourtant il n’y a aucune ambiguïté. Le nouveau Plan quinquennal 2021-2025, élaboré pour le centième anniversaire du Parti communiste en 2021, « Vision 2035 », annonce clairement la couleur : ce n’est rien d’autre qu’un plan de bataille pour faire du pays une « nation moderne », leader mondial aux niveaux scientifiques, technologiques, économiques, sociaux et environnementaux. Le défi est énorme, mais jouable. Faut-il s’en étonner ? Peut-être. Mais il faut d’abord essayer de comprendre. Comprendre un pays et une civilisation qui ne faut pas regarder et juger au travers de nos lunettes occidentales.

    Voici quelques sources d’incompréhension et quelques questions qui peuvent se poser.

    1) La Chine n’est pas un pays démocratique : le progrès humain est-il possible dans un tel contexte ?

    De fait, depuis au moins l’époque légiste, c.-à-d. depuis au moins huit siècles avant notre ère, la hantise de la population était le risque d’instauration du chaos. Depuis lors, dans un Etat très centralisé, totalitaire, l’individu s’efface derrière la Loi. Un quasi-contrat est passé entre le peuple chinois et l’empereur Fils du ciel, même le plus despotique, « d’où ce dernier tire sa légitimité et peut être retiré à l’intéressé à tout moment, dès lors qu’il n’en parait plus digne » (1). Après bien d’autres, Xí Jìnpíng perpétue ce système et renforce son pouvoir. Tout en étant assis sur un siège éjectable s’il échoue dans son entreprise.

    2) Le système politique chinois se revendique du communisme, idéologie qui a échoué à être mise en pratique partout ailleurs : comment la Chine peut-elle concilier les objectifs qu’elle affiche et la fidélité à cette doctrine ?

    On peut sans doute trouver une réponse doctrinale dans les écrits de Máo Zédōng : s’appuyant sur les textes de Engels il écrit : « Dans l’histoire de la connaissance humaine, il a toujours existé deux conceptions des lois du développement du monde l’une est métaphysique, l’autre dialectique ; elles constituent deux conceptions du monde opposées » (2). Pour aller à l’essentiel : la première considère les choses du monde comme isolées, éternellement immobiles, immuables, sans intervention extérieure. Alors que la seconde, la dialectique matérialiste, le changement est inhérent aux choses.

    Le fait est que les Chinois sont assez peu ouverts à la notion de métaphysique, séparant la Nature et l’Etre, au point que la traduction d’Aristote dans leur langue y a posé des problèmes difficiles. Certains (des jésuites sinologues) ont essayé d’inventer le néologisme d’« hypophysique » ! Par contre l’idée de dialectique, avec l’emblématique opposition des principes du Yin et du Yang, est au cœur de la pensée chinoise. En fait ce qui rapproche les Chinois du marxisme-léninisme c’est son fondement dialectique.

    3) Pourtant les Chinois ont opté pour le mode de production capitaliste avec une efficacité remarquable (3), en l’adaptant évidemment à leurs présupposés idéologiques. N’y a-t-il pas là une contradiction fondamentale ?

    En fait ce sont surtout des pragmatiques : ils utilisent ce qui fonctionne sans se poser de questions éthiques. En retard sur les Occidentaux, dominés et humiliés par eux (et par les Japonais) jusqu’au début du vingtième-siècle, ils ont su rebondir en utilisant tous les outils qui ont fait la force de ceux-ci : la science, la technologie, les systèmes monétaire et économique. D’élèves ils sont en passe de devenir des maîtres.

    Ce n’est pas par incapacité qu’ils avaient manqué le train du progrès. Heinz Wismann explique l’avance des peuples inspirés par le christianisme par le fait que, distinguant l’Eternel intemporel de son incarnation visible, terrestre, ils le recherchent dans celle-ci en cherchant à la comprendre et à la maîtriser, en développant sciences et techniques (4).

    4) Dans ces conditions faut-il redouter un impérialisme ou une domination chinoise ?

    Certains imaginent que la Chine pourrait être animée du désir de réactualiser une vieille notion qui date du premier millénaire avant notre ère, le  tiān xià, qui est parfois traduite par l’expression « Céleste empire », mais qui mot à mot signifie « ciel » et « dessous ». Il évoquait alors une idée de monde central, la Chine, entourée de peuples barbares (le mot Chine, Zhōngguó, signifie mot à mot « milieu » et « pays »). La Chine pourrait être tentée de rechercher cette unification harmonieuse du monde qui n’a jamais été réalisée, ni par l’empire romain, ni par la prétention à l’universalisme chrétien (5).

    L’activisme chinois actuel pourrait donc nous faire redouter une telle velléité impérialiste (route de la soie, investissements dans le monde entier, aide à la construction d’infrastructures dans les pays du tiers-monde, récemment distribution de vaccins, etc.). Autant d’initiatives, souvent apparemment désintéressées, mais susceptibles de procurer des moyens de pouvoir, ou de générer des obligés.

    Pourtant il ne faudrait pas fantasmer : la préoccupation essentielle de la Chine n’est pas de conquérir le Monde, elle est de pourvoir à ses besoins actuels et futurs. Il faut savoir par exemple que ce pays ne dispose que de 9 % des terres cultivables du monde mais qu’il doit nourrir près de 19 % de la population mondiale (6). Et cela vaut aujourd’hui aussi pour beaucoup d’autres biens comme les composants électroniques.

     

    Pierre Marsal (6/06/2021)

     

     

    (1) José Frèches, Il était une fois la Chine, 4500 ans d’histoire, XO Editions, 2005.

    (2) Máo Zédōng, De la contradiction, in. Quatre essais philosophiques, Pékin, 1937, Ed. en langues étrangères, 1967.

    (3) http://discussions.eklablog.com/est-ce-la-fin-du-capitalisme-a187269498

    (4) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1320979x/f1

    (explications entre les minutes 15 et 20)

    (5) Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, Editions du Cerf, 2018.

    (6) Jean-Marc Chaumet et Thierry Pouch, La Chine au risque de la dépendance alimentaire, Presses universitaires de Rennes, 2017.

     


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  • par JEAN-PAUL

    9 mai 2021

     

    La difficulté première est de pouvoir définir un ordre. Le mot est bien sûr polysémique. Dans le cas qui nous intéresse, on pourrait le définir comme une organisation sociale qui a ses règles de fonctionnement. J‘utiliserai ce terme pour cela. On peut même rentrer dans les ordres lorsqu’on devient prêtre, moine ou religieuse. Il n’est ici pas question des trois ordres qui avaient cours avant et pendant la révolution française mais plutôt des ordres comme l’ordre des avocats, des pharmaciens etc et il n’est pas nécessaire qu’il soit nommé de la sorte: l’académie d’agriculture par exemple est pour moi un ordre mais on peut aussi utiliser ce terme pour désigner un système comme l’ordre mafieux. Je ne suis pas adepte de l’anarchie et pense que nous avons besoin d’ordres dans tous les sens du terme.

    Le problème avec tous ces ordres c’est qu’ils sont souvent dévoyés voire corrompus ayant uniquement un fonctionnement corporatif au pire sectaire. A travers l’histoire, comme dirait Idriss Aberkane toutes les idées géniales ou novatrices ont d’abord été ridiculisées ensuite combattues et souvent acceptées lorsqu’il n’y avait plus d’autre choix. Je prendrai quelques exemples qui me viennent à l’esprit. Il y a par exemple ce bon docteur Ignace Semmelweis qui voulait imposer le lavage des mains après la dissection d’un cadavre, avant d’effectuer un accouchement. Il fut méprisé, ridiculisé par ses pairs et ensuite accusé de maladie mentale avant d’être interné en hôpital psychiatrique. Continuons par le père de la biologie, le célèbre moine Gregor Mendel préférant rater son examen de professeur plutôt que de renier ses idées et dont les lois ne furent acceptés qu’après sa mort. On peut trouver ce genre d’exemples par dizaines, par centaines. A chaque fois que des intérêts financiers sont en jeu, il y a manipulation.

    Il y a un domaine où les intérêts financiers sont importants, c’est celui de la santé. Prenons le cas du cancer. Des solutions alternatives de guérison existent et chaque fois qu’elles ont été proposées, elles ont été interdites. Citons par exemple deux médecins: l’Allemand Max Gerson dont les thérapies sont interdites dans la plupart des pays ou encore le Français André Gernez qui avait proposé un protocole au ministre de la santé de l’époque, qui lui avait répondu que son protocole allait augmenter l’espérance de vie et que cela coûterait trop cher aux finances publiques.

    On pourrait parler d’autres domaines comme la finance où tous les marchés sont manipulés. Le problème n’est pas tellement que les gens se trompent mais l’abus de pouvoir et chaque fois qu’il y a pouvoir, il y a abus de pouvoir.

    Les gens comme vous et moi croient à un ordre imaginaire comme le christianisme, la démocratie ou le capitalisme, et comment les amener à croire à cet ordre imaginaire? Nous sommes éduqués systématiquement, dès notre naissance, et soumis à des principes d’ordre imaginaires qui sont mis à toutes les sauces, intégrés aux contes de fées, aux drames, aux tableaux, aux chants, à la propagande politique, à l'architecture, aux recettes et aux modes. Toutes nos croyances, et tous nos systèmes de pensées comme d'organisation, sont en réalité le fruit de l'imagination collective et d'une histoire que l'on se raconte et à laquelle nous avons décidé de croire. Il en est ainsi des religions, des systèmes politiques ou économiques.

    Tout n'est qu'une fiction en laquelle nous croyons parce que l'être humain est sensible, génétiquement parlant, aux histoires. Quand j’étais enfant, la plupart des gens allaient à la messe le dimanche matin de manière mécanique et croyaient à des histoires comme la résurrection. Peu importent les croyances, du moment qu’elles n’imposent pas un ordre social. Peu me chaut que ma voisine croit que la terre est plate ou qu’elle croit en l’immaculée conception. Aujourd’hui par exemple, la plupart des gens font confiance à leur médecin de ville qui pourtant ne comprend rien ou pas grand-chose à la santé n’ayant appris que la maladie et à n’être qu’un petit soldat du lobby pharmaceutique. La plupart des gens croient que le lait est bon pour la santé parce que le lobby agricole et le lobby alimentaire leur ont raconté cette histoire. Tout se transmet par des histoires. J'ai passé ma vie à tenter désespérément de rentrer dans les cases conventionnelles que souhaite imposer la société. Lorsque j’ai pensé par moi-même et suis sorti de l’ordre établi, j’ai dû en payer un certain prix.

    Pourquoi est-ce que je considère cette idée de "fiction" comme aussi importante? Parce que pour qu'une société humaine fonctionne en relative harmonie il faut que les individus qui la composent croient, partagent et adhèrent à la même fiction, à la même histoire partagée. Ces histoires que l'on se raconte et qui nous conditionnent changent à travers les époques et les lieux, elles sont loin, très loin d'être identiques. L'importance portée aux enfants était très différente il y a à peine deux siècles quand la mortalité infantile atteignait des sommets. Les risques de mort étaient tels que l'investissement affectif était très différent de ce qu'il est aujourd'hui. C'est une réalité, glaçante peut-être, mais une réalité. Les droits de l'homme ou de la démocratie sont des fictions même si vous y croyez très fort. Vous avez été conditionnés à y croire et vous avez été conditionnés à être raisonnables, à faire vos études, à ne pas être "hors sujet" mais bien dans les clous, à ne pas dépasser des cadres, à chercher un travail, à garder votre travail, à être soumis à votre patron, à respecter les lois, à vous imposer une discipline souhaitée par la société, à penser comme tout le monde etc, etc... je pourrais multiplier les exemples à l'infini.

    Vouloir être "raisonnable" c'est accepter sa propre soumission à l'ensemble de ces fictions qui n'ont aucune réalité autre que l'ensemble de croyances. Politiquement cela a aussi une signification majeure. Un système de croyance en la fiction ne dure que tant que l'immense majorité adhère à la fiction. Or que se passe-t-il si vous prenez l'exemple du communisme et de l'effondrement de l'ex-URSS? A un moment donné plus personne ne croyait suffisamment fort à la fiction collective et tout s'est évaporé à une vitesse incroyable. Appliquez cela à la France et force est de constater que la fiction sur laquelle repose notre pays prend l'eau de toute part. Plus personne ne croit au "vivre-ensemble" ou encore à la richesse de la "diversité" ou du "multiculturalisme" et l'on voit poindre logiquement les tensions et donc à l'arrivée, la fin de la croyance à la fiction commune.

     


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  • par Pierre MARSAL

    2 mai 2021

     

    Le format de ce blog de discussion ne se prêtant pas à de longs exposés, on se contentera de consigner ici quelques réflexions qui mériteraient plus amples débats.

     

     L’art, spécificité humaine, n’est que dévoilement

    Depuis les Grecs anciens, nous savons que l’évolution des événements et des choses a deux origines, la physis et la poièsis. La physis (la nature) est l’évolution naturelle des composants (les étants) de l’Etre tels qu’ils se révèlent d’eux-mêmes, spontanément, à nous. La poièsis est l’acte humain, artisanal ou artistique, qui contribue à cette révélation, qui fait exister autre chose que ce qui existait jusqu’alors. Dans son activité, l’être humain est donc fondamentalement artiste.

    Cet artiste n’est en aucune manière un créateur, il n’est qu’un révélateur en ce qu’il fait advenir, dévoiler, ce qui était latent dans l’Etre : il ne fait qu’actualiser des potentialités. Pour reprendre le fameux exemple du bloc de marbre narré par Aristote, sous le ciseau du sculpteur c’est la statue d’Apollon qui se forme. Mais, potentiellement, cela aurait pu être toute autre effigie. Ou bien rien du tout.

    Et les potentialités sont indénombrables. Emile Borel, fameux mathématicien français, avait ainsi estimé que n’était pas nulle la probabilité pour qu’un singe, tapant au hasard sur des touches de machine à écrire, parvienne à réécrire « Hamlet » si on lui en laissait le temps. De la même façon, Jorge Luis Borges imaginait la « bibliothèque de Babel », une bibliothèque tellement grande qu’elle contiendrait tous les textes publiés et non encore publiés dans toutes les langues de l’Univers. La « musique algorithmique », initiée par Pierre Barbaud et développée à l’IRCAM, permet de reconstituer des menuets de Mozart ou des extraits de symphonies de Beethoven. Et même d’en recomposer.

    L’artiste, au sens large de ce terme, n’est donc pas celui qui crée. C’est celui qui dévoile une partie de cet univers. Artiste au sens large faut-il dire, car ce peut aussi bien être le peintre avec sa palette, ses pinceaux et ses couleurs, que le scientifique avec ses équations. E = mc2 est également un dévoilement artiste récent d’une réalité intemporelle.

     

    L’artiste, entre liberté et contrainte

    Avec sa palette picturale ou musicale, l’artiste a donc une infinité de façons de s’exprimer. C’est selon sa sensibilité, son habilité, son éducation, sa formation, sa culture, les moyens dont il dispose. Il est très influencé par le contexte dans lequel il se trouve. Ainsi la peinture chinoise a-t-elle une spécificité unique en son genre, en représentant la tension qui existe entre le « il y a » et le « il n’y a pas », entre la présence et l’absence, l’apparition et la disparition, la forme et l’informe (François Jullien). La liberté de l’artiste s’exerce dans la limite de ces contraintes culturelles.

    Quoiqu’on puisse en penser cette liberté n’est pas entière, elle est souvent bridée par des contraintes de sujétion, financières en particulier : les artistes travaillent sur commande. Par exemple les remarquables peintres du Quattrocento se voyaient-ils imposer de représenter leurs mécènes dans leurs toiles et compter la nature, la proportion et la quantité de couleurs à utiliser.

    Qui plus est, les artistes eux-mêmes peuvent s’imposer des contraintes rigides. Il en va ainsi des écrivains de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) comme Raymond Queneau ou Georges Pérec, un des exploits de celui-ci ayant été d’écrire un livre entier sans utiliser une seule fois la voyelle « e » (La disparition). Il existe d’autres ouvroirs intitulés Ou-X-po, comme l’Oupeinpo (ouvroir de peinture potentielle) créé par l’inventeur des Objets introuvables, Jacques Carelman.

     

    L’art, libérateur ou enchaîné

    Il est banal de constater que l’art répond à un besoin profond de l’humanité. Depuis les origines de l’espèce humaine, il aide à la compréhension du monde dans lequel nous vivons, il contribue à son enchantement. Il matérialise l’idée de Beau que Platon comme Aristote identifiaient à côté du Bien. Mais il fait plus, il a une fonction sociale ou sociétale. Car, contrairement à Hegel qui prophétisait la « fin de l’art » comme vestige du passé, l’art est plus vivant que jamais.

    Certes, dans le passé, les détenteurs du pouvoir politique ont voulu laisser leur marque dans les domaines des Arts (les grands empereurs chinois depuis la dynastie Qín, Périclès, les Médicis, Louis XIV…). Mais cette fonction va plus loin. Pour Heidegger, la technologie moderne modifie dangereusement les rapports des humains à la Nature, en exigeant de celle-ci plus que qu’elle n’est disposée à nous offrir spontanément. L’art serait un antidote car il accueille ses bienfaits sur le mode de la pro-duction et non de la pro-vocation.

    Est-ce à dire que l’art et l’artiste sont des contestataires de l’ordre établi ? Bien sûr dans l’histoire on a rencontré des artistes marginaux (François Villon) ou « maudits » (Verlaine), mais le plus souvent ils étaient soumis économiquement aux puissances politiques ou financières qui leur passaient commandes. C’est surtout au début du siècle précédent que l’art et des artistes, organisés en mouvements, entreprirent de contester l’ordre régnant et les normes établies (dadaïsme, surréalisme, cubisme, lettrisme, expressionnisme, Bauhaus, dodécaphonisme,…, plus récemment situationnisme, happenings, street-art). Derrière toutes ces contestations pointait souvent une critique du système économique et politique dominant, le système capitaliste et ses suppôts de « l’ordre bourgeois ». Pendant un temps il est vrai, ces bons bourgeois, après avoir condamné tout ce qui n’entrait pas dans les règles de l’académisme bienséant (impressionnisme, Van Gogh, Modigliani…), ont fini par adorer ce qu’ils rejetaient, au point parfois de se faire piéger comme ils le méritaient (la peinture de Boronali). Il faut adorer le bizarre, l’inattendu, le grotesque, de peur de passer pour un benêt.

    Enfin la « critique artiste » de la société capitaliste (Luc Boltanski, Eve Chiapello), fondée sur son oppression et son inauthenticité, s’est substituée à la « critique sociale » qui dénonce ses inégalités, mais avec moins d’efficacité et en divisant les groupes porteurs de ces critiques.

     

    La valeur de l’art

    Quelle est la valeur d’une œuvre d’art ? N’est-il pas dégradant de la mesurer en unités monétaires ? Qu’ont de commun avec un bien commercial le sublime  alléluia du Messie de Haendel, qui semble inspiré par un être intemporel, la bouleversante huitième symphonie inachevée de Schubert, la danse qui fait dire au Zarathoustra de Nietzsche qu’il ne pourrait croire qu’en un Dieu qui saurait danser, les éphémères mandalas indous ou bouddhistes qui visent à jeter des ponts symboliques entre monde matériel et hypothétiques mondes spirituels ?

    Il existe en fait aujourd’hui un véritable « monde de l’art » (artworld, Arthur Danto, Howard Becker) qui a une forte dimension sociale et économique et dans lequel la création est le fruit de multiples interactions entre l’artiste et son environnement. La moindre n’est pas la dimension financière. Mouvement venu surtout d’outre atlantique, aujourd’hui l’art est d’abord un marché, revanche d’un système capitaliste qui s’empare de toute création humaine pour la dévoyer. En témoignent les ahurissants exemples récents de l’œuvre de Bansky autodétruite et de l’achat clandestin du Salvator mundi attribué à Leonard de Vinci (acheté 450 millions de dollars). Ce n’est pas l’artiste qui est valorisé, c’est son nom et l’œuvre qui porte son nom. Et puisque c’est la rareté qui fait le prix, c’est l’œuvre princeps, quand bien même les technologies modernes pourraient reproduire aisément des clones de plus en plus identiques.

     

    Une culture « élitaire pour tous »

    Pierre Bourdieu a mis l’accent sur l’importance de la culture dans la reproduction sociale. Dans un artworld de plus en plus dominé par le pouvoir de l’argent, l’accès à l’art, élément essentiel du patrimoine culturel, ne devrait pas demeurer un privilège. C’est en ce sens qu’il faudrait se mobiliser pour défendre une culture « élitaire pour tous », selon le bel oxymore d’Antoine Vitez. Sans oublier le caractère universel de la culture, c’est-à-dire cette faculté de s’enrichir de nos différences.

    A une époque où les réseaux électroniques fleurissent et se répandent, peut-être pourrait-on réaliser enfin ce beau projet d’une « Université humaniste à distance » que proposait Michel Serres en 2005. Université « dont la diffusion, en ligne, par les réseaux électroniques, prendrait pour programme commun, en toutes langues, ce Grand Récit appartenant à la planète et à l’humanité entières ».

     


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