• par Jean-Jacques VOLLMER

    31 juillet 2023

     

    L'Homme fait partie du règne animal, et l'espèce humaine est avant tout une collection d'individus qui me ressemblent terriblement, ce qui entraîne deux conséquences :

    • Le rôle premier d'un individu, c'est de participer à la pérennité de l'espèce. En ce sens, l'espèce, en tant que « tout » constitué, ne s'intéresse pas au devenir de chacun de ses constituants, tout comme un être vivant complexe, tel qu'un animal, ne s'intéresse pas à ce que font ses cellules. Nous voyons souvent à la télévision des navires de pêche qui rejettent à la mer des milliers de poissons morts parce qu’ils ne sont pas aux normes, et je me suis demandé quelle était la valeur de la vie d'un seul de ces poissons, en quoi il pouvait bien se différencier fondamentalement de tous les autres dans cette masse, et en quoi cela pouvait avoir la moindre importance. Vu de cette manière, même si le « Nous » a besoin des innombrables « Je » pour exister, un individu précis n'a aucune valeur en soi. Bien sûr, une analogie n'est pas une démonstration, et des chercheurs ont essayé de théoriser plus rigoureusement cette approche, à l'image de Richard Dawkins dans son ouvrage : « Le gène égoïste ».

     

    • On oppose souvent à cette vision le fait que l'espèce humaine est sans doute beaucoup plus qu'une collection d'individus interchangeables, notamment par les capacités cognitives, l'intelligence de chacun d'eux, et le fait que ce sont des êtres conscients. Elle serait une sorte d'émergence supérieure du règne animal. J'ai des doutes sur cette question, arguant du fait que, intelligence ou pas, lorsque les individus sont en grand nombre, ils obéissent toujours aux lois statistiques. Par exemple un flot de voitures sur une route obéit aux équations de Navier-Stokes régissant le comportement des fluides, et n'a que faire de l'intelligence des conducteurs qui sont au volant. Il en va de même pour le résultat des élections : quand deux concurrents restent en lice, on est généralement proche d'un résultat 50 – 50, exactement comme si on avait tiré au hasard un grand nombre de boules noires et blanches dans un sac, indépendamment des programmes défendus par les candidats.

     

    Certes, cette manière de voir les choses est en premier lieu fort matérialiste, mais en rien pessimiste. Elle essaie juste de remettre l'Homme à sa place dans le monde, au lieu de le hisser sur un piédestal en raison de ses qualités individuelles qui n'ont pour résultat que de tracer le chemin qui mène à la destruction de l'espèce au lieu de la perpétuer sereinement.


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  • par Pierre MARSAL

    16 juin 2023

     

    Crises et catastrophes sont permanentes dans l’histoire humaine...

    Aussi loin que l’on remonte dans le temps, l’histoire de l’humanité est jalonnée de crises et de catastrophes. A commencer par le mythe sumérien du Déluge que l’on retrouve dans la Bible ou dans l’Epopée de Gilgamesh. Ou, plus récemment, le mythe de l’Atlantide décrit par Platon  au quatrième siècle avant l’ère vulgaire. La mémoire humaine a conservé le souvenir de catastrophes locales telles que l’éruption du Vésuve décrite par Pline le Jeune, ou, plus étendue et bien pire, celle de l’effroyable épidémie de peste noire (peste bubonique) qui ravageât l’Asie Centrale et l’Europe  au quatorzième siècle. Impuissants, les êtres humains ne pouvaient que subir ou périr.

    Ces événements, qui paraissaient relever de la nature des choses, étaient même intégrés dans l’imaginaire et l’organisation de la société. Ainsi les grandes crues du Nil étaient-elles repérées sur des nilomètres gravés qui ont servi d’assiette pour le paiement des impôts depuis les pharaons jusqu’aux temps des souverains ottomans. Il en allait de même avec le Yangzi Jiang et des empereurs chinois. Chez nous nos anciens gardaient mémoire de la possibilité de crues décennales ou même centennales.

    Ce sont les famines qui surtout marquèrent les esprits. Accidentelles ou provoquées, les dernières les plus mémorables furent la Grande Famine irlandaise du milieu du dix-neuvième siècle, l’holodomor de 1920-1921 en Ukraine, celle du Grand Bond chinois de 1960. Il nous semble que ces horreurs soient de l’histoire ancienne malgré des drames comme celui du Biafra en 1984.

    ... mais nous croyons savoir les maîtriser

    Avec les progrès de la technique, ceux de la médecine, grâce aussi aux organisations internationales, officielles ou ONG, ces catastrophes ont sinon disparu, du moins en a-t-on limité les conséquences. La pandémie de COVID-19 n’aurait occasionné « que » près de 7 millions de décès dans le monde, et n’a eu des effets significatifs « que » pendant deux ou trois ans. Ce qui, toutes proportions gardées, demeure limité : après trois siècles de croissance la population européenne aurait diminué d’un tiers après le passage de la peste noire.

    Alors sommes-nous sortis du temps des  grands cataclysmes ? Certes les crises politiques qui engendrent des conflits locaux perdurent. Les crises financières qui « purgent » de temps à autre des économies en surchauffe surviennent régulièrement. Il en va de même pour les conflits politiques et sociaux. Mais tous ces événements ne mettent pas en cause jusqu’à présent notre civilisation. En sera-t-il toujours ainsi ? Que peut-on craindre ou espérer ?

    Qu’en est-il vraiment ?

     Il y a deux façons d’envisager cette question. Une optimiste, l’autre pessimiste.

     La première compte sur les progrès de la science et de la technique comme en témoignent l’émergence des vaccins à ARN-m, des nouvelles techniques d’édition du génome (CRISPR-Cas9), des cellules artificielles répliquant le vivant, de l’IA, du moteur à hydrogène, de la maîtrise future de l’énergie de fusion (ITER), etc. Mais comme la langue d’Esope ces avancées peuvent être les meilleures ou les pires des choses selon l’emploi qui en est fait. A l’instar du feu céleste apporté aux hommes par Prométhée ou Lucifer, elles peuvent nous apporter bonheur ou dévastation.

    Le progrès pour réparer les nuisances du progrès, on y croyait jadis. Ainsi, dans les années 70, à la suite de la parution du rapport Meadows (« Halte à la croissance »), le premier Ministre de l’époque, Raymond Barre, sans ignorer les risques de pollution, estimait qu’on pouvait  régler ce problème dans une économie de croissance en y consacrant par exemple 5 à 10 % de l'accroissement du produit national brut. Nous sommes sortis de cette illusion. Il n’empêche que l’on continue à mener ou même à envisager des pratiques que l’on sait avoir des effets négatifs dont nous sommes aujourd’hui incapables de mesurer les conséquences (par exemple l’ancien projet d’extraction de nodules polymétalliques des fosses océaniques).

    Mais dira-t-on, cette recherche permanente de l’équilibre entre les bénéfices du progrès et ses nuisances n’est pas nouvelle. Et l’espèce humaine a toujours trouvé des solutions. C’est ignorer que le contexte a changé. Au moins pour deux raisons, l’accélération des processus et leur nature. Accélération technique, c’est le phénomène que signalait Hartmut Rosa comme une des composantes de l’accélération sociale (il y ajoutait accélération du changement social et accélération du rythme de vie), accélération qui serait le problème central de nos sociétés en ce qu’elles n’ont pas le temps de s’adapter. Leur changement de nature enfin les rend moins prévisibles : nous savons maîtriser les évolutions linéaires voire cycliques (le cobweb des économistes), mais aujourd’hui la part de l’imprévisible s’accroît (phénomènes de second ou de troisième ordre, chaos même s’il est déterministe). Nous en avons la preuve ces jours-ci avec cette vague de chaleur inattendue alors même que nous savons le réchauffement climatique inéluctable.

    Invitation à la prospective

    Comment se préparer aux défis de l’avenir ? Seule l’approche prospective peut nous permettre d’anticiper. Pour amorcer la discussion tentons quelques amorces de scénarios relatifs à la seule question du réchauffement climatique et de ses conséquences.

    1. Succédant aux célèbres Grandes Invasions Est-Ouest, de nouvelles Sud-Nord sont inévitables. Quels que soient les moyens mis en place (aide aux populations, barrières légales, physiques, militaires). Comment s’y préparer ?
    2. En plus de l’inhabitabilité, des pénuries alimentaires des peuples migrants, la ressource en eau, inégalement répartie et distribuée, sera génératrice de nombreux conflits (il y en a déjà, larvés, pour le Nil ou l’Euphrate). Des solutions techniques comme le dessalement de l’eau de mer dégradent les écosystèmes marins.
    3. Dans nos pays l’accès aux ressources alimentaires, hydriques, énergétiques, se durcira. Pointe l’inévitable menace du rationnement comme ce fut le cas lors de la dernière guerre et jusqu’en 1947. Cela entraînera le développement de pratiques illégales comme le marché noir et conduira à recourir à des politiques répressives. Quid alors de la démocratie ? L’UE sera dirigée par des politiciens nationalistes autoritaires.
    4. Ce renforcement du nationalisme, conduira chaque nation à rechercher le maximum d’autosuffisance dans tous les domaines. Car la menace de l’embargo sur des produits essentiels (médicaments par exemple) pourra servir efficacement d’arme, comme l’arme alimentaire. Il en sera fini du libéralisme économique et du libre-échange.
    5. Avec le réchauffement, notre capacité à nous nourrir nous-mêmes sera compromise, comme celle de la plupart des pays du bloc occidental. Par contre la Russie (et dans une moindre mesure la Canada) deviendra le grenier à céréales de l’humanité du fait des terres libérées par dégel du pergélisol. Cela changera totalement l’équilibre géopolitique de la planète. En tout cas la Chine, qui a déjà de gros problèmes agro-alimentaire, perdra son statut de puissance dominante.
    6. A noter que ce dégel du pergélisol libérera de nouveaux pathogènes qui provoqueront de nouvelles pandémies.
    7. Avec la multiplication des catastrophes et l’augmentation de leur gravité, le système assuranciel qui nous garantit ne pourra pas perdurer. Ni les réassurances prises en charges par les Etats au titre des catastrophes naturelles.

    Tout ceci, et bien d’autres choses qui ne sont pas abordées ici, semblent être de  la politique et de l’économie fiction. Mais cela mérite un minimum de réflexion.

    Discutons-en.


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  • par Pierre MARSAL

    27 avril 2023

    Une enquête réalisée en 20211 montre que nos compatriotes accordent un haut degré de confiance aux scientifiques (84% partagent ce sentiment, en très léger recul toutefois par rapport aux enquêtes antérieures). Ils s’intéressent aux avancées de la science, surtout dans les domaines qui concernent leur existence et leur vie quotidienne : recherche médicale (9 Français sur 10), intelligence artificielle (3/4). Cependant ils souhaitent majoritairement être associés aux prises de décision en matière de recherche et de technologie. Et que soient significativement augmentés les moyens alloués à des disciplines comme la médecine, les énergies renouvelables et le génie génétique. D’un autre côté recule l’intérêt pour un certain nombre de pratiques pseudo-scientifiques comme l’astrologie. Mais pas pour toutes : beaucoup font encore confiance à certaines thérapies alternatives comme l’homéopathie. Il existe aussi un sentiment majoritaire de rejet pour des pratiques comme l’enfouissement des déchets nucléaires ou la culture d’OGM.

    Avec l’épisode de la Covid 19 la confiance envers les médecins a été conservée (92%, et beaucoup moins pour les journalistes). Et, malgré le chahut médiatique qui s’en est ensuivi, les thèses complotistes sur les vaccins ou les industries de la santé ont été assez minoritairement reçues.

    Il n’empêche qu’à notre époque où nos concitoyens ont un degré d’instruction jamais atteint, la permanence de thèses qui paraissent irrationnelles ou peu crédibles atteint des niveaux non négligeables : créationnisme, platisme (16% des américains croient la Terre plate !), objets volants non identifiés (plus du tiers des Américains croient aux OVNI), etc. Cela conduit à poser cette question : la Science peut-elle répondre à toutes les questions que se posent les humains, en a-t-elle la vocation ?

    Peut-être faudrait-il évoquer « les » sciences plutôt que « la « science » tant sont différentes toutes les disciplines que ce terme recouvre. Dans tous les cas, c’est une forme de vérité que l’on cherche à découvrir, « la vérité scientifique qui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent » Henri Poincaré, La valeur de la science, 1918). C’est bien là une des caractéristiques de la science occidentale, son caractère dualiste. L’origine en est ancienne : de Platon qui, à la suite de ses prédécesseurs philosophes grecs, entendait distinguer l’Etre (les « Idées », p. ex. le concept d’humanité) et les Étants (chaque humain). Au lieu de penser l’Etre, la science occidentale s’est appliquée à comprendre les Etants (selon Levinas).

    Une autre dichotomie est opérée par Aristote qui distingue les sujets humains des choses inanimées, car « l’attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu’il n’y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien » (Ethique à Nicomaque, livre VIII). Autrement dit la science contemporaine, « la modernité s’explique par le dualisme sujet/objet » (Augustin Berque, Être humains sur la terre, 1996). Pendant longtemps, tout ce qui n’était pas humain était chosifié. Même les animaux (les animaux-machines de Malebranche) : ce n’est que très récemment, en 2015, que le Code civil, qui jusqu’à présent considérait ceux-ci comme des biens meubles, les a qualifiés « d’êtres vivants doués de sensibilité » (Art. 515-14).

    C’est sans doute à ce dualisme que l’on doit l’extraordinaire développement de la science et de la technologie occidentales2. La contrepartie c’est l’objectivisme, la séparation qui s’est opérée entre la science et la réalité insaisissable, entre le monde des objets et le monde de la vie. Déjà, il y aura bientôt cent ans, Husserl s’en inquiétait (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale plus connu sous le terme de Krisis) en mettant en cause le caractère abstrait des sciences galiléennes. L’approche phénoménologie qu’il développe consiste à observer les événements tels qu’ils se présentent aux yeux de l’observateur sans l’interpréter au travers d’idées a priori. Ainsi, pour le commun des mortels, l’idée que la Terre est plate ou qu’elle ne se meut pas n’a rien de stupide : elle correspond à leur vécu quotidien. Après tout, même une représentation dans ses trois dimensions ne suffit pas dans l’interprétation einsteinienne.

    Et objectivisme ne veut pas dire objectivité. D’autres critiques émanent de scientifiques de diverses origines. Pour Dominique Pestre (2003), historien des sciences, la science étant devenue un instrument de pouvoir, il existe des « régimes de production des savoirs » subordonnés aux intérêts politiques et financiers : ceux-ci ont donc la capacité d’orienter le champ de la recherche et de la découverte. Des philosophes et sociologues comme Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend (qui prônait la séparation de la politique et de la science et le contrôle démocratique de celle-ci) portaient le même regard. Plus récemment Bruno Latour a été jusqu’à affirmer que tout énoncé scientifique n’a de vérité que relativement à une culture, un environnement, une façon de penser (La Science en action, 1989).

    Ce dernier point de vue est conforté à l’examen de ce qui est hors du monde occidental. Les sciences en Chine par exemple ne se sont pas développées sur les mêmes bases : il y a dualité (le blanc et le noir sont inséparables et se complètent) et non dualisme (le blanc et le noir s’excluent). Bien avant nous les Chinois ont su manier les combinaisons binaires (YI-King), la notion de champ si contre-intuitive pour un esprit européen, etc. Pour eux l’énergie du qi circule dans tous les êtres vivants ou non (le prana des Indiens). Tout cela nous surprend, comme étaient surpris jadis les lettrés chinois devant les fastidieuses démonstrations mathématiques que leur montraient les Jésuites : pourquoi ces complications quand le résultat est évident ?

    On peut donc affirmer qu’il y a plusieurs façons d’appréhender la réalité de ce monde. Aucune n’est parfaite ni exhaustive. Il importe donc de garder l’esprit ouvert. Nous avons besoin d’autres regards pour sortir de cette civilisation de mécaniciens et de financiers. Et on aurait garde d’oublier ce puissant moyen d’appréhender le Monde, l’Art dont l’expression diffère selon les cultures (voir Philippe Descola, Les formes du visible, 2021). D’une façon plus générale la poïèsis de Platon définie comme étant ce qui fait passer la chose du non-être à l’être.

     

    Pierre Marsal (27/04/2023)

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    1 Sondage « Les Français et la science 2021 », Science&You, université de Lorraine.

    2 Une autre explication serait le développement de l’imprimerie, moyen essentiel de diffusion des connaissances dans des langues capables de signifier tous les mots du vocabulaire dans un alphabet comprenant à peine une trentaine de caractères disjoints. Pour le philosophe et philologue Heinz Wismann, ce serait la doctrine chrétienne de l’Incarnation qui en serait le moteur : si Dieu s’est incarné en le monde, comprendre ce monde c’est se rapprocher de lui.


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  • par Pierre Marsal

    4 décembre 2022

    Observant ces incendies spectaculaires qui ont dévasté l’Aquitaine cet été 2022, le préfet délégué déplorait : « Ce feu est comme un monstre avec un cerveau qui aurait un comportement tactique, changeant brusquement d’orientation » (Sud-Ouest, 10/08/2022). Un monstre avec un cerveau ? Est-il soumis au conatus spinozien qui veut que chaque chose s’efforce « à persévérer dans son être » ? Se pourrait-il qu’une telle chose puisse avoir une forme d’intelligence, de conscience ? Ne sont-ce pas là des spécificités de l’espèce humaine ?

    Il fut un temps où l’on considérait que tout ce qui n’était pas humain n’était au mieux qu’une machine : l’animal-machine, concept un peu trop aisément attribué à Descartes alors que c’est le théologien Malebranche, un de ses disciples, qui avait poussé à l’extrême cette idée. Depuis 2015 – c’est récent – le droit français accorde aux animaux le statut « d’êtres vivants doués de sensibilité ». On pourrait en dire autant des plantes mais ce statut ne leur est pas encore reconnu (voir notre séance du 4/04/2022 http://quentin-philo.eklablog.com/peut-on-s-inspirer-de-la-sagesse-des-plantes-a212350943 ).

    La sensibilité soit ! Mais la conscience, l’intelligence ? On reconnait à la plupart des animaux (et sans doute des végétaux) ce qu’on nomme nociception, c’est-à-dire la capacité de réagir, voire de se défendre, lorsqu’ils subissent une agression. Les êtres ainsi agressés ont-ils conscience de cette agression, éprouvent-ils une douleur ? Le ver de terre qui se tortille au bout d’un hameçon souffre-t-il ? Aujourd’hui la plupart des scientifiques font le distinguo entre nociception et douleur. Mais après-tout c’est bien ce que prétendait Malebranche en donnant des coups de pieds dans le ventre de sa chienne gravide : ses cris n’auraient été que de simples réactions mécaniques comme les grincements d’une porte.

    Une vision très extensive du vivant est le vitalisme qui considère que la vie ne peut pas se réduire aux lois de la physique ou de la chimie (vision mécaniste). Cette doctrine était partagée par de grandes signatures comme Bergson (théorie de l’élan vital) et même, dans une certaine mesure, Canguilhem. En fait elle est de moins en moins retenue par la communauté scientifique.

    Reconnaître de la sensibilité, voire une certaine forme de conscience, aux êtres vivants est une chose, leur reconnaître une intelligence en est une autre. Pourtant des organismes aussi peu évolués que les bactéries sont peuvent s’unir pour mieux explorer leur environnement. Les amibes acrasiales quant à elles sont capables de s’unir en forme de limace pour atteindre la lumière ; mieux, certaines peuvent se sacrifier pour la sauvegarde de la collectivité. Enfin, récemment dans la presse, on a abondamment évoqué le blob, cet organisme simplissime, mal identifié et pourtant capable de réaliser des exploits.

    Certains vont plus loin, dépassant le monde du vivant. Ainsi Teilhard de Chardin, « comme Bergson (dont il fut d'ailleurs un lecteur passionné), développe une approche vitaliste : il est en effet persuadé et il pense démontrer qu'à côté du Dehors de chaque chose, qui est l'objet de l'expérimentation et de la réflexion de l'homme de science, il existe un Dedans qui est une parcelle de conscience. On retrouve une telle conception dans d'autres cultures : cette idée du Dedans s'apparente à l'Atman des brahmanistes et peut-être surtout au jiva de la doctrine jaïna, principe vital existant même dans les pierres »[1]. Convergence de vision du monde, on pourrait y ajouter le ka de l’Egypte antique ou le chinois. Plus généralement ces approches font écho à l’hylozoïsme, concept philosophique qui affirme que toute matière est douée de vie. Concept très attaqué par Kant.

    Tout autre est l’interprétation que l’on pourrait tirer de l’exemple des incendies. Ce n’est pas la matière en elle-même, c’est son organisation en choses, en objets qui génère de tels comportement. Comme c’est souvent le cas, la poésie possède des antennes qui lui font précéder les sciences. Comme l’écrivait le poète : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer » (Lamartine, in. Milly, ou la terre natale, 1830).

    A notre échelle humaine le plus gros objet, le plus complexe, qui nous soit donné de connaître et de pratiquer est notre planète la Terre. C’est dans cet esprit que deux biologistes indépendants, Lovelock et Margulis, émirent dans les années soixante-dix l’hypothèse Gaïa. Selon eux nous habitons une planète vivante. Retour aux sources de l'antique Gaïa d'Hésiode, individualisation du concept de biosphère ou endogénéisation de la noosphère de Teilhard de Chardin (puisque Gaïa s'explique par elle-même sans l'intervention d'un deus ex machina), concrétisation des déductions parallèles d’Edgar Morin,... ? C'est un peu de tout cela.

    Bien que s’appuyant sur un grand nombre d’observations scientifiques, cette hypothèse géophysiologique (ou biogéophysique) a suscité de nombreuses controverses. Elle a été reprise avec enthousiasme et parfois sous des termes différents par de nombreux penseurs contemporains : Michel Serres (concept de biogée), Edgar Morin (éco-évolution)... C’est surtout Bruno Latour, récemment disparu, qui s’est fait le chantre de Gaïa[2]. Pour qui se méfierait de l’opinion de ces philosophes ou chercheurs en sciences humaines et sociales, on notera que d’autres chercheurs en sciences plus « dures » comme le géologue Daniel Nahon, spécialiste des sols, n’hésitent pas à utiliser ce concept[3].

    Sur ces bases, risquons à notre tour une hypothèse. Pourquoi l’émergence de l’intelligence, de la conscience de soi, ne serait-elle pas la résultante de l’agrégation d’éléments disjoints sous l’emprise du hasard et de la nécessité ? Le feu, l’être vivant, la fourmilière, enfin la Terre. S’il en est ainsi un ordinateur, aussi sophistiqué serait-il, ne parviendrait jamais à une telle individualisation, car artificiellement composé. S’il en est ainsi, selon Bruno Latour, Gaïa serait une planète consciente d’elle-même, qui aurait permis l’émergence des vivants, des êtres humains en particulier. Et elle s’autorégule par leur intermédiaire. Tout comme notre corps s’autorégule grâce à son microbiote, ces micro-organismes qui vivent avec nous, en nous, et qui seraient dix à cent fois plus nombreux de nos propres cellules. Lorsque certains de ces micro-organismes n’assument plus leurs fonctions ils sont éliminés naturellement. Lorsqu’ils deviennent dangereux ou que d’autres viennent perturber le bon fonctionnement de notre organisme (son homéostasie) notre corps réagit par la fièvre pour les éliminer.

    Le réchauffement climatique serait-il le moyen qu’utilise Gaïa pour se débarrasser d’une espèce humaine devenue pathogène ?

     

    [1] R. Groussard, P. Marsal, Monde du vivant, agriculture er société (la pépite et le grain de sable), L’Harmattan, 1998

    [2] Voir notamment : Bruno Latour, Face à Gaïa, La Découverte, 2015.

    [3] Daniel Nahon, La marche de Gaïa, Odile Jacob, 2022. Curieusement, en dehors de cette référence dans le titre l’auteur ne fait pas appel à cette théorie, mais il montre la filiation qui existe « de la pierre à l’homme » (sous-titre de son ouvrage).


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  • par Pierre Marsal

    3 mai 2022

     

    Lors de la séance du 9 avril 2022 (« Peut-on s’inspirer de la sagesse des plantes ? ») le mot « Nature » a été prononcé par plusieurs intervenants. Sans qu’il soit précisé ce qui était entendu derrière ce terme. Aussi est-il utile de tenter de l’expliciter. L’expliciter d’une façon très succincte, car c’est là un très vaste sujet qui pourrait nous entraîner loin.

     

    Nature objet ou Nature sujet ?

    Chez les anciens Grecs, qui pourtant divinisaient toutes les forces de l’univers, la nature n’était pas personnifiée. Sous le terme de phúsis elle constituait un cadre général dans lequel tout pouvait advenir. Jamais nommée chez Homère, elle était un décor bien défini, un instrument des Dieux, souvent dangereux et sur lequel les humains n’avaient pas de prise. Toujours présente implicitement chez Hésiode, elle n’était qu’un faire-valoir pour les Dieux et les hommes.

    En Chine, elle est zìrán, ce qui advient par soi-même : ni créée ni incréée, elle échappe à la volonté des humains et des dieux (exemple du cycle des saisons).

    Alors comment se fait-il qu’aujourd’hui, au contraire, dans un Occident de plus en plus matérialiste, la nature (écrivons plutôt la Nature) soit pareillement mythifiée ?

    Est-ce dû à la tentation fréquente d’attribuer une personnalité, une individualité, à des substantifs possédant une forte valeur symbolique (la Liberté, la Patrie, le Peuple, le Patronat…) en leur conférant ainsi des attributs, voire des finalités ?

     

    A partir de là de nombreux auteurs, et non des moindres, en tirent des conséquences pratiques, philosophiques, juridiques ou politiques. Ainsi en 1972 le professeur de droit américain, Christopher Stone, écrivit un article célèbre « Should trees have standing ? » (on était alors en pleine guerre du Vietnam, alors que les Américains détruisaient des forêts au napalm et avec « l’agent orange »). Il en tire la conclusion que l’environnement naturel doit devenir un sujet de droit et non plus un objet à préserver. Les dommages subis par un arbre peuvent-ils faire l’objet d’une plainte en justice ? La même année, au Sommet de la Terre à Stockholm, le Premier Ministre Olaf Palme remet à l’ordre du jour le concept d’écocide.

     

    Plus près de nous en France c’est Michel Serres qui, par son Contrat naturel (1990), demande l’extension de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Dans cette logique, la juriste Marie-Angèle Hermitte propose la personnification procédurale de la Nature et de ses éléments (1990). La Convention Citoyenne pour le Climat propose de légiférer sur le « crime d’écocide » (juin 2020).

    Le juriste François Ost est plus mesuré (La Nature hors la loi, 2003) :

    « Notre problème fondamental consiste donc à mettre au point des solutions juridiques (et un cadre de pensée pour les justifier) réellement écologiques sans pour autant emprunter la voie, illusoire et anthropomorphique, de la personnification».

    Ce ne sont là que quelques jalons pour caractériser la situation de la Nature dans la doxa contemporaine.

     

    Mais finalement c’est quoi la Nature ?

    Simple décor ou entité réelle ? Depuis que les êtres humains se sont posé la question, les réponses sont multiples. Il est évident qu’en deux pages on ne peut pas épuiser le sujet. Au départ la Nature, la phúsis, est une puissance en devenir qui « aime à se cacher » selon Héraclite. Sous cet aspect c’est assez proche du Tao (Dàodéjīng), contemporain de cet ancien Grec.

    Comment débusquer ce qui est caché ?

    La première idée que l’on a lorsqu’on tente d’analyser un concept, c’est de voir à quoi il s’oppose. Voici donc quelques oppositions.

    - Naturel / accidentel ou artificiel. Il y a des morts naturelles et des morts accidentelles, encore qu’aujourd’hui, avec les progrès de la médecine, la distinction devient difficile à faire et on a de plus en plus tendance à « mourir de sa belle mort ». L’intelligence artificielle n’a évidemment rien de naturel.

    - Nature / loi (naturel / conventionnel) : on peut être parents selon la nature ou parents selon la loi en cas d’adoption. « Nature et loi le plus souvent se contredisent » écrivait Platon (in. Gorgias). Pourtant il existerait des Lois naturelles, et peut-être aussi un Droit naturel. L’idée qu’il existe des lois naturelles nous vient des stoïciens et a été particulièrement développée par Cicéron (De Republica) : quel que soit le type de pouvoir politique de la cité, nul ne peut s’en affranchir. Mais qui dit loi dit législateur : existe-t-il ?, quel est-il ? Sans répondre à ces questions, la science s’efforce de déchiffrer ces lois.

    - Droits naturels / droits positifs : les premiers sont fondés sur l’idée que l’être humain possède un certain nombre de droits inaliénables du fait de sa nature humaine, alors que les seconds, inscrits et codifiés dans des textes, sont les seuls à avoir force de loi.

    - Nature / culture : cette distinction classique oppose le patrimoine génétique qu’on a acquis à la naissance à l’accumulation de connaissances, de compétences et de savoir-faire que l’on acquiert tout au long de son existence dans le milieu où l’on vit. Cette dichotomie a été battue en brèche par Philippe Descola (Par-delà nature et culture, 2005). Il montre que ce dualisme qui fonde l’anthropologie contemporaine n’est pas universellement partagé : c’est une représentation particulière du monde, propre à la société occidentale (société qualifiée de naturaliste, à côté des sociétés animistes, totémistes ou analogistes).

    - Sciences naturelles / sciences physiques. Cette distinction oppose les disciplines qui portent sur des matières ou des êtres vivants à celles qui concernent des choses inertes. Dans ces dernières la mécanique tend à devenir la science-reine (le Dieu horloger de Voltaire), servant de modèle à toutes les autres. Cet impérialisme de la connaissance, inspiré de l’approche galiléenne, a été critiqué par Husserl (La crise des sciences européennes, 1954) qui lui reproche notamment d’avoir creusé un fossé entre la science et le « monde de la vie ».

     

    On pourrait multiplier les oppositions. Mais arrêtons-nous un instant sur ce qui est plus un jugement de valeur qu’une distinction opérationnelle : la question de la valeur du « naturel ». C’est une grande illusion, manipulée par des intérêts mercantiles : le « bio » fait vendre ! En fait l’alimentation bio n’est ni meilleure ni pire pour la santé humaine que les produits de l’agriculture dite conventionnelle. Meilleure peut-être pour les écosystèmes. Les produits naturels de la Nature sont très souvent très dangereux (p. ex. l’amanite phalloïde très commune dans nos bois de feuillus ou de conifères).

     

    En définitive que répondre à cette question : la Nature existe-t-elle ?

    Je répondrai par deux citations, dont je ne me souviens plus de l’origine (les ai-je inventées, j’en doute)

    « La Nature est la mesure de notre ignorance ou de notre impuissance »

    « La Nature n’existe que dans les yeux de celui qui la regarde »

    Et elle se fiche bien de nous autres humains la Nature !

     


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