• par Pierre Marsal

    8 février 2022

    A lire la presse, à écouter les médias, le monde est partagé entre les bonnes et naïves démocraties d’un côté, les vilaines autocraties de l’autre. Démocraties qui ne sont pas parfaites, ni toujours solidaires, comme en témoigne le « submarine Gate » infligé par nos alliés américains et australiens, avec la complicité de nos amis anglais. Il n’empêche que ce qui nous rapproche est plus important que ce qui nous oppose. Ce qui nous oppose aux vrais « méchants », russes, chinois, turcs, afghans, etc.

     Evidemment il n’est pas question ici de défendre ceux dont nous réprouvons le comportement ou la politique. Bien au contraire : aucun d’entre nous sans doute ne souhaiterait vivre dans ces pays, sous ces régimes, qui vont à l’encontre des valeurs qui nous sont chères, des mœurs auxquelles nous tenons. Il s’agit surtout de comprendre les raisons qui les conduisent à se comporter comme ils se comportent. A moins de supposer que les Occidentaux ont le monopole de la rationalité et du sens de la justice, il y a des explications simples à ces états de fait. Comprendre ne signifie admettre, encore moins adopter : une meilleure compréhension peut éviter de graves interprétations, voire de préjudiciables décisions.

     

    Prenons quelques exemples tirés de la situation actuelle.

    - Ainsi pour la Russie qui semble menacer l’Ukraine.

    Il faut savoir que ce grand pays souffre depuis longtemps d’une fièvre obsidionale : ce vieil empire s’est constitué, agrandi tout au long des siècles en luttant contre les invasions venues d’Asie (Huns, Mongols, Tatars) ou de l’ouest (Napoléon, Hitler). Au siècle dernier il a été particulièrement meurtri dans la guerre (perdue) contre le Japon (1904-1905), et (gagnée au prix de très lourdes pertes) contre l’Allemagne hitlérienne (1941-1945). Cet immense pays, qui craint au moins – sinon plus – les ingérences de l’Est que celles de l’Ouest, n’a jamais connu ce qu’on appelle « démocratie » : pour tenir en main l’unité et la sécurité de ce qu’on a appelé la « Sainte Russie »1, le pouvoir a toujours été confié à un autocrate.

    Et quand on se souvient de la crise provoquée par l’affaire des missiles soviétiques à Cuba en 1962, menaçant les USA, comment être étonnés de la réaction d’un Poutine voyant les armes potentiellement agressives s’installer aux portes de son empire ? Qui plus est dans des pays slaves. Sans compter qu’avec la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie cette organisation militaire n’avait plus de raison d’être. Sans compter que les Occidentaux avaient promis à Gorbatchev en 1990 que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est. Promesse non tenue (Hongrie, Pologne, Pays Baltes, Bulgarie, Roumanie, et je dois en oublier) 2. Etonnons-nous du bras de fer actuel !

    L’activisme russe hors de l’Europe, en Afrique en particulier, son nouveau rapprochement discret de la Chine, participent de cette volonté de dé-encerclement.

     

    - Quant à la Chine, il faut savoir aussi que ce pays n’a jamais connu ce qu’on appelle « démocratie ». Au contraire, il existe un quasi-contrat entre le « Fils du Ciel » (Tiānzǐ) et son peuple, qui lui demande surtout de lui procurer justice, paix et nourriture. Les dirigeants faibles ou incapables sont éliminés. Rien n’est changé aujourd’hui. Le mandat de Xí Jìnpíng durera ce que durera sa réussite (économique, scientifique, sanitaire avec la Covid, et même sportive avec les JO).

    Pour la Chine, le point crucial est la question de l’alimentation. Aujourd’hui la Chine est le plus gros importateur de produits alimentaires après les USA (160 milliards de dollars, contre 163 en 2020). Elle dispose d’environ 9 % des terres cultivables mondiales, mais nourrit près de 20 % de la population du monde.

    Sans entrer dans les détails de son histoire3, force est de constater que la question de l’agriculture et de la régulation de la production agricole a toujours été, bien avant l’unification du pays, la principale préoccupation des dirigeants4. Après de nombreux avatars de son histoire, fort des expériences calamiteuses d’un passé récent (la soumission aux puissances étrangères), le régime chinois actuel ne supporte pas l’idée d’être dépendant d’autres puissances pour sa nourriture, mais il sait qu’il lui est difficile d’être autosuffisant du fait de la croissance de la population et surtout de celle de son niveau de vie. Sa géopolitique actuelle vise surtout à sécuriser son économie, sa principale crainte étant celle de son encerclement par le biais de méga-zones d’accord commerciaux entre les USA et leurs principaux partenaires. L’efficience économique du néo-ordo-capitalisme chinois, n’est pas plus satisfaisante que les autres formes de capitalisme sur les plans éthique et écologique.

     

    - On pourrait trouver des origines historiques compréhensibles pour des politiques d’Etats que l’on trouve, souvent à juste titre, agressives. Notamment dans le cas de pays qui furent puissants et qui se trouvent déclassés. Ainsi l’Iran avec le renversement de Mossadegh sous l’influence des USA en 1953, la Turquie rejetée de l’Europe où elle aspirait à entrer, la Corée du Nord (mais aussi du Sud), traumatisée par l’occupation et l’annexion nipponne, l’Afghanistan, pays qu’aucun conquérant n’a jamais pu définitivement soumettre (Perses, Grecs, Moghols, Turcs, Russes, Anglais, Américains). Aujourd’hui nombre de pays africains, pourtant libérés du colonialisme, ne supportent plus le paternalisme des Grands. Car ces pays ont aussi connu de grands et puissants empires (royaumes du Bénin, du Dahomey, du Mali, empire Wolof, etc..).

     

    Qu’on ne se méprenne pas, comprendre ne veut pas dire accepter. Ni juger car il ne fait pas bon de mélanger histoire, politique avec éthique. On peut réprouver l’agressivité russe, la persécution des minorités ouïghours (on ne parle plus des tibétains), la cruauté des talibans, etc. Tout en gardant en mémoire que toutes les grandes civilisations ont été aussi des grands oppresseurs : les Européens avec la traite négrière, et même le colonialisme de la France quand elle se déclarait pourtant « pays des Droits de l’Homme ».

    Comprendre n’est pas justifier, mais peut éviter de conduire des gouvernants à des impasses politiques dangereuses et mener des peuples à des haines xénophobes.

     _________________________________

    1 Pour Pouchkine, il n’y avait rien de religieux dans ce concept : la Sainte Russie ce serait plutôt l'immensité du paysage et les perspectives sans limites de son destin.

    2 Toujours en retard sur l’Histoire, alors que cette institution n’avait plus sa raison défensive d’être, en 2008 la France a repris sa place au sein du commandement intégré de l’OTAN, place que le général de Gaulle lui avait fait quitter dans les années 60.

    3 Voir : Jean-Marc Chaumet, Thierry Pouch, 2017, La Chine au risque de la dépendance alimentaire, Presses Universitaires de Rennes, 212 p.

    4 Guan Zhong, Premier ministre de l’Etat de Qi, six siècles avant notre ère, fut un des grands penseurs de la politique de sécurité alimentaire. Il est curieux d’observer qu’on retrouve dans la Chine antique, bien des siècles avant l’Europe, des oppositions de doctrines comme celles qui partagèrent l’Europe telles que mercantilisme, physiocratie, interventionnisme, centralisme économique.

     

     


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  •  par Pierre Marsal

    29 novembre 2021

     

    Après le variant Delta du virus SARS-CoV-2, voici l’Omicron qui s’annonce. Bientôt l’alphabet grec n’y suffira plus et il faudra en trouver d’autres, arabe (Alif, Bā, Tā...), hébreu (Aleph, Beit, Gimel…) ou autre ! Les informations sur les symptômes qu'il provoque et leur évolution restent encore limitées. Mais il y a lieu d’être, sinon inquiets, du moins très prudents.

    Plus que jamais il faut respecter les gestes-barrières et suivre les consignes de vaccination.

    Cela n’empêche pas de se poser la question du bien-fondé de la politique de vaccination actuelle. Avec cette question provocante : n’est-il pas contreproductif de vacciner en pleine période d’épidémie alors qu’on est en présence d’un virus qui mute rapidement ?

    La protéine S de ce variant comporte 32 changements ce qui est un record (le Delta n’en avait qu’une dizaine). Autant de chances pour lui de vaincre les barrières que les actuels vaccins opposent à ses congénères. Si toutes ces mutations n'influencent pas le comportement du virus, en revanche, il en est certaines, déjà présentes chez des variants précédents, qui ont des effets connus sur l'échappement du système immunitaire et sur l'action des vaccins. Mais pour l’instant toutes ces mutations ne signifient pas que le variant Omicron provoque une forme plus sévère de la Covid-19.

    En fait, c’était attendu, car les virus ont des ADN (ou des ARN comme dans le cas des coronavirus) ultra-simplifiés qui ont peu de mécanismes de « contrôle de qualité » assurant la correction des « erreurs » de réplication. Bien que la grande majorité des mutations du génome de ces virus soient sans effet notable (« silencieuses »), leur multiplication et leur vitesse de réplication rendaient fort prévisible l’émergence de souches plus virulentes1.

    Dans un tweet de début août dernier, le biologiste Pierre Sonigo, regrettait l’insuffisance de notre enseignement sur les mécanismes évolutifs. Il expliquait que les virus optimisent leur survie/reproduction en temps réel par rapport aux pressions de sélection darwinienne existante…. Ce qui est nouveau pour lui aujourd’hui par rapport à la situation émergente de 2020, c’est la montée de l’immunité qui contraint le virus au contournement afin de persévérer dans son être (comme aurait pu le dire Spinoza) ou à être porté par l’élan vital (pour suivre Bergson) 2

    Il ne faudrait pas croire qu’il y ait là la moindre intentionnalité, la moindre prise de conscience. En fait tout se passe « comme si ». Un exemple plus trivial peut nous faire prendre conscience du phénomène : l’exemple de la fuite d’eau. Si elle est colmatée dès son apparition, tout se passe bien. Et encore mieux si l’on a pris des mesures préventives au préalable. Dès qu’elle se déclenche on peut toujours essayer de lui barrer la route en opposant des barrages, mais ceux-ci peuvent être contournés. Le flux de liquide devenant de plus en plus important avec le temps, à défaut de colmatage total, les barrages seront de plus en plus conséquents et nombreux. Et plus on opposera de barrages, plus le flux sera dévastateur lorsque ceux-ci seront contournés. Voilà ce qui se passe lorsqu’on essaie de barrer la route à un vaccin émergent : ou bien on l’éradique, ou bien on apprend à vivre avec.

    Dans le cas qui nous occupe, il était bien évident que, si une proportion considérable de la population mondiale n’était pas vaccinée 3, rien ne pouvait arrêter son développement. Il faut bien insister sur l’adjectif « mondiale », ce n’est même pas un devoir de solidarité, c’est aussi une exigence d’efficacité. Les pays à faible taux de vaccination deviennent des réservoirs à mutants.

    Dans la situation actuelle, il reste à espérer que l’actuel mutant et les futurs – car il y en aura d’autres – ne feront pas preuve d’un pouvoir létal supérieur. C’est d’ailleurs souvent le cas lorsque surgissent de nouvelles maladies de ce type : les virus devenus autochtones finissent par faire partie du paysage sanitaire. Il faudra s’y habituer, comme à la grippe saisonnière.

     

    P. S. (30/11/2021) : j’apprends, un peu tardivement, que, dans un communiqué du 28 novembre, l’OMS appelle instamment tous les pays à laisser les frontières ouvertes. En effet, comme il a été écrit ci-dessus, il est impossible d’empêcher le virus de circuler. La fermeture des frontières produirait des effets très néfastes : pénalisation des pays comme l’Afrique du Sud ont le courage de la transparence, incitation des autres pays à dissimuler une information indispensable à la meilleure connaissance de la pandémie et des moyens d’y porter remède. En conséquence l’OMS a décidé de renforcer les moyens mis au service des pays Africains.

     

    1 Les premières études ont montré que la population virale du SARS-CoV-2 opérait en moyenne une substitution tous les 11 jours, un record pour un virus.

    2 Ceci a également été expliqué dans un autre article paru sur Internet :

    https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/vaccin-anti-covid-taux-vaccination-eleve-peut-paradoxalement-favoriser-emergence-variants-resistants-92812/?utm_source=alerte&utm_medium=fs&utm_campaign=emailing&utm_content=2021-08-04-#xtor=EPR-57-[ALERTE]-20210804

    3 A condition que soit prouvée l’efficacité du vaccin, ce qui semble bien être le cas.

     

     


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  • par Pierre MARSAL

    19 octobre 2021

     

    Les prix de l’énergie flambent : nos factures de gaz et d’électricité s’envolent et ce n’est sans doute qu’un début. Une des références, le prix du baril de pétrole brent plafonne à près de 85 dollars ce mardi 19 octobre 2021. Revient régulièrement en tête l’épouvantail du baril à 100 dollars1.

    Pour certains ce serait une catastrophe, pour d’autres une chance pour l’environnement. Pour certains, optimistes béats, il faut faire confiance à la technoscience, l’épuisement des ressources naturelles n’est pas plus un problème que ne pouvait l’être la raréfaction des gisements de silex facilement exploitables pour nos ancêtres du néolithique. Et puis, du moment que ces ressources sont à notre portée, nous serions bien bêtes de nous en priver. A l’autre extrême on se lamente de notre propension irresponsable à consommer en une ou deux générations tout ce que la planète a mis des millénaires à produire. Non seulement nous épuisons, mais nous empoisonnons l’écoumène de nos descendants.

    Sommes-nous prisonniers de la drogue énergétique ? Plus généralement, y a-t-il une « malédiction des matières premières », comme la vivent par exemple le Venezuela, l’Algérie, le Nigéria ?

     

    Sans avoir la prétention de répondre à ces questions, il est bon de rappeler quelques principes de base pour que chacun puisse se faire une opinion.

    Prenons le cas du pétrole, principal élément du mix énergétique et matériau actuellement irremplaçable pour la pétrochimie. Pendant longtemps il fut considéré comme une ressource naturelle et illimitée, donc gratuite. Pour le commercialiser il suffisait que son prix de vente soit au moins égal à la somme de ses coûts de mise à disposition, production, transport notamment. Lorsqu’on a pris conscience de ce que cette ressource n’était pas illimitée et que sa consommation s’accélérait, l’idée d’un « pic pétrolier » a incité économistes et politiques à réviser leurs concepts : il fallait intégrer dans le prix une rente de rareté destinée à la production de ressources de substitution. En principe ce devrait être l’objet des diverses taxes (TICPE, l’ex TIPP) qui pèsent sur la vente des produits pétroliers. En principe aussi cette taxe ne devrait pas être détournée de cet usage. On comprend l’embarras actuel du gouvernement à essayer de diminuer l’impact du renchérissement de l’énergie sans jeter aux orties ces principes essentiels.

    Bien au contraire ces taxes devraient être substantiellement augmentées pour financer toutes les autres alternatives notamment les énergies renouvelables. Le pétrole n’est pas assez taxé !

     

    Encore ce raisonnement est-il fait dans la problématique de la soutenabilité faible qui ne tient compte que du volume du capital productif engagé. La soutenabilité forte voudrait que l’on conserve ou que l’on reconstitue un stock équivalent des mêmes ressources pour les générations futures. On ne peut pas refabriquer le pétrole que l’on consomme : il n’est pas possible de substituer un capital artificiel à ce capital naturel.

     

    Là ne s’arrêtent pas les effets de la consommation du pétrole : elle produit ce qu’on appelle des externalités négatives. On les connait bien : pollution, dérèglement climatique…Ces effets ne sont pris en compte sur aucun marché. Pour y remédier les économistes (comme Arthur Pigou qui a introduit la notion d’externalités) estiment nécessaire d’imposer une taxe au moins égale à la différence entre les coûts supportés par la société et les coûts de production privés. C’est le point de départ du principe pollueur-payeur ou encore de l’émission de droits à polluer. Instruments dont la pertinence et le mode de fonctionnement laissent souvent à désirer.

    De ce point de vue encore le pétrole n’est pas assez taxé !!

     

    Certains vont encore plus loin, considérant qu’on ne peut pas plier la nature à la logique marchande, qu’il est impossible d’évaluer monétairement les éléments naturels, que le marché n’est pas capable d’en réguler l‘usage, etc. D’autres comme le mathématicien Georgescu-Roegen, un des pères de la bio-économie, estime qu’à l’instar de l’énergie, toute matière est soumise au principe de l’entropie, c’est-à-dire qu’elle se dégrade inexorablement. Quoiqu’on fasse, recyclage, substitution ou autre, nous allons vers la pénurie. D’où l’idée d’une inévitable décroissance.

     

    D’un autre côté il y a les réalités de la situation économique et sociale. Dans le monde tel qu’il est actuellement le renchérissement apparemment inexorable de l’énergie met notre société en péril de désagrégation. Ce sont les plus fragiles des individus et des peuples qui souffrent et qui souffriront le plus de la conjonction tant du désordre climatique que du désordre énergétique, sans autre solution alternative dans la société actuelle.

    Sous cet aspect, le pétrole est beaucoup trop taxé !!!

     

    Nous sommes confrontés là à une contradiction essentielle qui se résoudra sans doute au prix d’une crise majeure dont on ne peut aujourd’hui deviner les prémisses et les développements. Cela va beaucoup plus loin que les crises que Marx pressentait, ces moments où l’accumulation de capital était à l’origine des obstacles auxquels il se heurtait. Il est à espérer que l’éventuelle fin du pétrole ne produise pas le même effet que celui décrit dans la célèbre dystopie de Barjavel (Ravage, 1943) : l’approvisionnement en électricité ne se faisant plus c’est toute la société qui bascule progressivement dans la barbarie des temps antiques.

     

    Le pire n’est pas certain. Mais…

     

    1. Le fait qu’il y ait eu un épisode de « prix négatifs » en avril 2020 aux USA ne remet pas en cause cette tendance haussière, ce fut seulement une des conséquences de la défaillance de la libéralisation des marchés des produits énergétiques. Tout comme l’aberration actuelle du mode de fixation du prix de l’électricité qui pénalise particulièrement les Français (sur la base du coût marginal de la mise en route des unités les plus coûteuses). Tout comme l’utilisation du pétrole pour réaliser l’équilibre budgétaire des pays producteurs (notion de « point mort budgétaire » ou fiscal breakeven). Mais c’est là un autre problème.

     


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  • par Jean-Paul KNORR

    5 octobre 2021

     

    En parcourant internet, je me suis aperçu qu’il y avait deux concepts de l’essentialisme. Le premier concept consiste à dire qu’un essentialiste se contente de ce qui est essentiel et laisse de côté ce qui est superflu. L’essentialiste dans ce cas est un minimaliste. Dans ce débat, on se contentera d’aborder le deuxième concept où l’on considère que les êtres humains ont d’abord une essence avant d’avoir une existence. L’essence d’un coupe-papier est de couper le papier et le coupe-papier a d’abord été pensé avant d’exister et il m’est difficile de comprendre que l’on ne soit pas d’accord avec cette idée. Pour les êtres humains, c’est plus complexe et nous allons en débattre. 

    Depuis l’antiquité, les philosophes se sont toujours écharpés pour savoir si les personnalités et les comportements humains sont inscrits dans chaque individu depuis la naissance ou sont vides à la naissance et se construisent au fil de la vie et des expériences des individus. C’est le vieux débat entre l’inné et l’acquis. Ce débat a commencé bien avant qu’on ait la moindre notion de génétique, de biologie, de sociologie, de psychologie etc. Ce débat n’avait donc rien à voir à la base, avec la part de l’influence biologique et la part de l’influence sociale sur les individus. On peut aussi faire le rapprochement avec le débat nature ou culture ou plus récemment avec le débat génétique ou épigénétique. Dans le même ordre d’idées, nous avons le débat : existentialisme ou essentialisme.

    L’essentialisme c’est penser que chaque catégorie a une essence, une nature, une vérité profonde qui ne dépend pas de nous. Pour Leibniz, Dieu choisit l’essence de chaque être et donc le destin de chacun est tracé à l’avance. Ce qui par exemple fait dire à certains que l’homosexualité est contre-nature. Ainsi, Dieu dans la Bible nous a ordonné de croître et de multiplier ; si l’on observe que pour faire des enfants, il faut pratiquer le coït entre un homme et une femme, alors Dieu a voulu qu’il existe deux catégories d’humains bien distincts : les hommes et les femmes. Il a voulu que l’on se serve de nos organes sexuels uniquement pour la pénétration d’un pénis dans un vagin et uniquement dans le but d’avoir des enfants. Toute autre pratique est un péché qui consiste à aller contre l’essence de l’homme, de la femme, de la sexualité et de la reproduction. Beaucoup de gens ont renoncé à la croyance en Dieu sans renoncer à l’essentialisme. Il me semble que la plupart des gens sont des essentialistes. La plupart des gens par exemple considèrent que la santé c’est une question de chance, que s’ils ont le cancer c’est parce que cela devait arriver. Il en est tout autrement avec l’existentialisme. 

    Il existe l’existentialisme chrétien avec Pascal et Kierkegaard et de l’autre côté l’existentialisme athée avec Sartre et Heidegger. Pour l’existentialisme chrétien, il y a d’abord Dieu qui crée l’homme et donne un sens à sa vie. La phrase-clé de l'existentialisme athée est : l’existence précède l’essence. L’existentialisme est d’une certaine manière une religion de la liberté. L’homme existe tout d’abord en venant au monde et ensuite seulement il se définit. On pourrait définir l’existentialisme par cinq idées majeures.

    Idée n°1 : L’homme est défini par ses actes

    Nous sommes ce que nous faisons. Si nous faisons du sport, nous allons devenir des sportifs. Nous ne sommes que la répétition de nos actes.

    Idée n°2 : Nos sentiments sont caractérisés par nos actes.

    Nos sentiments se pratiquent.  Par exemple, pour être plus heureux, il faut faire des actes qui nous rendent plus heureux. 

    Idée n°3 : L’homme est entièrement responsable de sa vie.

    Il est entièrement libre de faire sa vie comme il l’entend.

    Idée n°4 : Cette entière responsabilité crée de l’angoisse chez l’homme. 

    Par exemple, celui qui ment ou agit mal a mauvaise conscience. 

    Idée n°5 : L’homme est condamné à être libre

    L’homme est jeté dans le monde et ensuite il est condamné à faire des choix. 

    Nous avons donc compris que pour les existentialistes, l’homme n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite et il sera tel qu’il se sera fait. L’homme est entièrement libre et une fois jeté dans le monde, il sera entièrement responsable de ses actes. 

    Il faut être philosophe et totalement dépourvu de toute notion scientifique pour soutenir ces deux thèses. A la naissance, tous les bébés se ressemblent énormément mais tous n’ont pas les mêmes potentialités. Il est évident que dès la naissance, certains ne pourront devenir champions olympiques du 100m, d’autres ne pourront pas devenir des acteurs de cinéma jouant des rôles de séducteur. Vous pouvez m’objecter qu’ils pourront devenir plein d’autres choses mais pas forcément ce qu’ils auraient voulu devenir. Par ailleurs, pourrions-nous être entièrement responsables de nos actes? Pourrions-nous par exemple délibérément choisir d’être pédophiles ? Comment pourrions-nous expliquer des comportements comme l’agression, la compétition, la coopération, l’empathie sans recourir à la biologie. Pour autant, on ne peut s’appuyer entièrement sur la biologie pour expliquer le comportement humain. Vouloir expliquer le comportement humain est affreusement compliqué. Il faudrait évoquer la chimie du cerveau, les gènes, les hormones, les bactéries dans l’intestin, l’environnement prénatal, les expériences dans l’enfance, l’environnement social, le contexte historique et plein d’autres choses. Un comportement vient d’avoir lieu et je ne parle pas d’un comportement anodin comme prendre le sel à table. Prenons comme exemple une altercation entre Pierre et Paul. Qui a agressé le premier et peut-être avait-il de bonnes raisons de le faire ? La première explication pourrait être d’ordre neurobiologique. Quelle perception, quel son, quelle odeur a déclenché ce comportement ? Quelles hormones sont entrées en jeu dans ce processus ? On peut aller plus loin et remonter dans l’enfance de l’individu pour trouver des explications.

    Une personne qui prend des drogues comme des antidépresseurs est-elle encore elle-même et par là même responsable de ses actes ? On pourrait évoquer John Watson l’auteur du behaviorisme et d’autres théories. A l’évidence, la philosophie de l’existentialisme ne tient pas la route.

    Je n’accorde pas plus de crédit à la philosophie de l’essentialisme.

    Qui pourrait croire que tout serait déterminé à l’avance ? Que Pierre ne pouvait se marier qu’avec Marie. Si Pierre s’est marié avec Marie, il fallait déjà qu’ils fassent connaissance soit à l’université ou au travail ou sur internet. Il fallait qu’ils se plaisent, qu’ils aient envie de se marier tous les deux de manière concomitante. Il est bien sûr impossible de prouver que nous ne sommes pas des marionnettes, des pions comme dans le film Matrix. Nous pouvons bien sûr avoir l’illusion que nous avons un libre-arbitre, que notre destinée n’est pas programmée comme la date de notre mort par exemple.



     

     


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  • par Pierre MARSAL

    10 septembre 2021

    Au milieu du XIXème siècle le philosophe allemand Max Stirner publiait un ouvrage, véritable brûlot attaché au flanc de la société de son époque, L’Unique et sa propriété. Il y contestait tous les pouvoirs institutionnalisés, politiques, religieux ou autres, entravant la liberté des individus. « Pour Moi, il n'y a rien au-dessus de Moi » proclamait-il.

    On imagine le choc que provoqua alors ce libelle anarchiste, avant qu’il ne retombe dans l’oubli du fait des pesanteurs sociales de l’époque. Pesanteurs qui ont perduré jusqu’à une époque récente : l’individu n’était qu’un petit rouage d’une infrastructure et d’une superstructure – pour employer des termes du vocabulaire marxiste – qui assignent une place et un rôle à chaque individu dans la société. L’individu ne pense pas par lui-même, il se comporte comme le lui imposent les directives de ses dirigeants, il est sommé de croire aux balivernes que lui distillent prêtres, rebouteux et colporteurs.

    Bien sûr des esprits libres comme Nietzsche, Marx, Kropotkine, Proudhon, Pierre Leroux ou encore Stirner – pour n’en citer que quelques-uns – osaient tenir un autre discours. Mais qui à l’époque les lisait, alors que la masse de la population était illettrée ? Bien sûr de nombreuses révoltes eurent lieu pour s’affranchir de ce carcan idéologique. Mais elles furent généralement durement réprimées.

    Le mérite de ce système était d’assurer un minimum de cohérence dans une société où chacun, sauf l’exception des révoltes violentes, pensait être à sa place dans la société. Où chaque individu partageait peu ou prou la même vision du monde qui l’entourait.

     

    Aujourd’hui, c’est tout le contraire. C’est le triomphe de Stirner. Chacun d’entre nous, progrès de l’éducation aidant sans doute, s’estime capable de juger du bien et du mal, de choisir ses propres règles de comportement. Il en est fini de l’entremise des directeurs de conscience : ce ne sont plus les confesseurs, les secrétaires de section syndicale, les secrétaires de cellule de partis, qui donnent la marche à suivre. Même les cartomanciennes, diseuses de bonne aventure, numérologues ou autres astrologues, n’ont plus le monopole du conseil pour la prise de décision. Chacun va faire son marché dans l’offre pléthorique qui lui est proposée. Notamment sur les réseaux sociaux informatiques où les offres séduisantes, sérieuses ou farfelues, battent son plein. Chacun choisit en fonction de ses idées a priori, de ses propensions, mais aussi du pouvoir de séduction de ce qui lui est proposé. Et, comme l’a bien montré le sociologue Gérald Bronner, alors que nous avons « huit fois plus de disponibilité mentale qu’au début du XIXème siècle », l’information pléthorique que nous recevons n’est plus hiérarchisée. La parole d’un obscur thérapeute illuminé a le même poids qu’un avis autorisé de l’Académie des Sciences. Le même poids ? Pas même, car ce sont toujours les exposés les plus simples, voire les plus simplistes, qui sont les plus lus, les plus facilement compréhensibles et les plus sélectionnés par les moteurs de recherche.

     

    Un autre aspect de cette révolution individualiste, c’est que chacun voudrait avoir sa propre statue de son vivant. C’est le complexe d’Erostrate, ce Grec qui brûla le temple d’Artémis à Ephèse, une des sept merveilles du monde, tout simplement pour que son nom passe à la postérité. Les Éphésiens interdirent sous peine de mort que son nom fût prononcé. Pourtant nous nous en souvenons encore et même Jean-Paul Sartre a écrit une courte nouvelle qui porte ce nom. Force est de constater que cette façon d’accéder à la popularité fonctionne : Ben Laden est plus connu et restera plus célèbre que toutes les victimes qu’il a provoquées.

    Mais il est une autre façon aujourd’hui plus pacifique de « construire sa statue » : se répandre sur les réseaux sociaux informatisés. La popularité se mesure alors en nombre de like ! Statue éphémère, mais statue de son vivant !

     

    Ce déferlement d’individualisme va certes dans le sens du progrès rêvé par les utopistes des siècles précédents. Mais est-il compatible avec l’existence d’une société organisée et solidaire ? Question à discuter.

     


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